Avec ou sans affinités... S'ajuster, sur un même air de famille

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Date de publication

jeudi 24 avril, 2014

Ressource

Marie-Hélène Proulx

Merci :


aux mères du Carrefour familial Les Pitchou : Julie, Jessica, Agata, Émilie, Gisèle, Sylvie, Sabrina, Caroline, Valérie et leur intervenante, Louise Bellemare, www.pitchou.org


à Diane Dubeau : Professeure-chercheure en psychoéducation à l'Université du Québec en Outaouais, http://uqo.ca/dep/psychoeducation-psychologie


à Marie-Christine Harguindéguy-Lincourt : psychoéducatrice et consultante en petite enfance chez Casiope. www.casiope.org


à Nathalie Otis, formatrice et psychologue pour nourrisson, enfant, ado et parents


à Louise Roberge : Psychologue et thérapeute conjugale et familiale, www.lucblain.ca

 

Chaque famille a son histoire, qui se continue de jour en jour, et qui révèle ce qu'elle a en propre. À partir des moments d'affirmation de chacun se tisse un sentiment d'appartenance, avec ses traits distinctifs, qui rapprochent, mais qui peuvent aussi mettre en évidence comment certains en divergent. Qu'on le veuille ou non, dans la bulle familiale, certains connaîtront la magie des connivences plus que d'autres...

Pourtant, à ma grande surprise, lorsque je demande aux mamans du Carrefour familial Les Pitchou de me parler de ce qui les rapproche de leurs enfants, c'est d'abord par leurs petits et grands travers et en évoquant les difficultés surmontées qu'elles tentent de m'exprimer à quel point elles se reconnaissent en eux.

 

Un peu de nous, mais plus encore...

 

En effet, pour Sabrina, le fait que le tempérament de son enfant l'ait poussée plus d'une fois à se dépasser ne l'empêche pas de se reconnaître en lui : « Mon deuxième me ressemble beaucoup. Moi aussi j'étais la deuxième dans ma famille et mon fils est impulsif et stressé lorsqu'il fait des choses pour la première fois, comme moi à son âge. C'est mon chum qui m'a fait remarquer la ressemblance plusieurs fois, mais moi aussi, je le vois bien. Je lui dis aussi qu'il est comme moi : ça n'a pas l'air de trop le déranger. »

 

Julie, une autre mère des Pitchou, a même pu établir des liens avec d'autres membres de sa famille élargie qui l'ont aidée dans la manière d'accompagner son propre fils : « Mon plus vieux ressemble beaucoup à son cousin. Pourtant, avant, ils ne se voyaient jamais. Cela fait seulement deux ans qu'ils se connaissent et mon fils a trois ans de moins que son cousin de huit ans, mais ils ont les mêmes goûts, les mêmes réactions, la même personnalité. Ils sont jeunes. Ils n'en ont pas vraiment conscience, mais ils s'aiment bien. Lorsqu'ils se voient, ils ne se lâchent pas. Alors, entre adultes, on se parle lorsqu'on est confronté à un comportement dérangeant. Ce ne sont que des anecdotes, mais cela permet de s'échanger des trucs. »

 

Même si ces prises de conscience ne sont pas toujours faciles, les mères des Pitchou semblent très fières lorsqu'elles réussissent à identifier les points, dans leur famille proche ou élargie, leur permettant de comprendre et d'aider leurs enfants. Pour Valérie par exemple, comme pour l'enfant qui voit en elle la meilleure maman du monde, s'entrevoir, elle aussi, dans l'enfant qu'elle aime est un pas de plus dans l'art d'apprendre à s'aimer : « Je crois comme bien des gens que je suis une bonne personne. Alors, avoir un enfant comme soi, c'est confrontant, mais c'est réconfortant aussi de voir que l'enfant que l'on aime nous ressemble. » Inversement, la psychoéducatrice Marie-Christine Harguindéguy-Lincourt a pu observer que de s'identifier aux petits et aux grands travers de ses parents peut être rassurant également pour les enfants, surtout à un âge où les parents sont perçus comme les meilleurs êtres du monde. Ils y entrevoient la possibilité d'un avenir dans lequel ils peuvent se projeter : « Avant d'être fier de soi, il faut commencer par savoir qui on est. L'enfant peut être rassuré de savoir qu'il n'est pas le seul comme il est. Cela permet de comprendre ses forces, ce qu'il a d'unique, en quoi il peut se rapprocher de ceux qu'il admire. »

 

Pourtant, nuance la professeure au département de psychoéducation de l’UQO Diane Dubeau se reconnaître dans l'autre ne simplifie pas toujours les choses, surtout lorsqu'il s'agit de réagir ensemble devant une situation sujette à tension, pour le parent comme pour l'enfant : « Imaginez deux personnes qui ont tendance à fuir devant le conflit, cela n'aide pas nécessairement à régler les choses. » Et parmi les mères des Pitchou, les exemples de tensions entre parents et enfants qui se reconnaissent bien l'un dans l'autre sont nombreux : « Ma fille a mon caractère nerveux. Ce n'est pas évident parce qu’on réagit de la même façon et on se confronte souvent. Heureusement, on n'est pas rancunière ni l'une, ni l'autre », observe Agata.

 

Le fait de bien comprendre et même de compatir avec ce que vit son enfant peut cependant également amener le parent à craindre de le voir vivre ce qu'il a lui-même vécu, et même parfois provoquer du déni de sa part. Plusieurs spécialistes rencontrés disent d'ailleurs avoir assisté à de véritables cris du cœur de parents qui se demandent comment ils pourront transmettre à leurs enfants les habiletés sociales qu'eux-mêmes ne sont jamais parvenus à développer, comme celui que livre Gisèle, aux Pitchou : « C'est plus difficile avec un enfant qui nous ressemble et qui a les mêmes problématiques que nous. Ça nous confronte à nos démons. J'aimerais bien lui épargner les choses que j'ai dû travailler jusqu'à l'âge de 30 ans. Mais avec lui, c'est comme si je devais revenir à 8 ans de nouveau. » Marie-Christine Harguindéguy-Lincourt se permet toutefois de nuancer les effets d’une telle situation : « Mais si j'ai rencontré une difficulté, je peux aussi avoir appris comment y faire face, avec mon caractère, et cela peut aider mon enfant. »

 

Même lorsqu'aucun drame ne pointe à l'horizon, les parents constatent souvent que leurs enfants peuvent non seulement leur ressembler, mais se modeler sur eux, ce qui suscite des remises en question chez plusieurs, comme chez Valérie : « On se rend compte que ma fille nous observe quand on se donne de la tendresse entre conjoints, mais aussi lorsque l'on fait des choses que nous lui disons de ne pas faire. Je ne veux pas, par exemple, qu'elle nourrisse les animaux avec de la nourriture humaine, mais moi je le fais, plutôt que de gaspiller. Est-ce que je vais rester plus écolo ou plus cohérente avec ma fille ? Ce ne sont pas toujours des questions faciles à régler. »

 

Une différence enrichissante, mais...

 

Ce désir de se ressembler ne rend pas forcément les différences dramatiques sous un même toit. Tout dépend de la manière dont cette différence est perçue par la famille : « La différence peut être regardée positivement si, dans cette famille, on parvient à valoriser les particularités que chacun parvient à développer. Par exemple, le “seul artiste de la famille” peut être une fierté ou, au contraire, un drame, surtout si on s'inquiète de son avenir financier. Le fait d'avoir une problématique particulière peut aussi amener la famille à centrer son attention sur celui qui en souffre », nuance Marie-Christine Harguindéguy-Lincourt. En revanche, la reconnaissance de ces traits que l'on a appris à aimer à travers les années, et qui font appel aux habiletés que l'on a développées pour interagir avec le conjoint ou ceux que l'on aime, peut jouer un rôle très bénéfique dans la relation : « Lorsque la relation est bonne avec le conjoint, reconnaître dans son fils des caractéristiques que nous aimons chez lui contribue à notre lien avec l’enfant », explique Louise Roberge, psychologue, thérapeute conjugale et familiale.

 

Selon Diane Dubeau, pour que ces identifications continuent de jouer un rôle bienfaisant, les adultes doivent s'assurer de bien faire la distinction entre la relation égalitaire qu'ils ont construite avec leur conjoint, et celle qu'ils établissent avec l'enfant, qui n'a pas à porter tout le poids des projections, des espoirs et des frustrations que les parents se font vivre mutuellement : « Cela devient beaucoup plus difficile si l'enfant est identifié aux traits qui accrochent dans la famille ou encore au conjoint avec qui la relation devient plus tendue. Si je vis déjà le même genre de tensions avec mon conjoint, que les choses ont dégénéré et que l'enfant a une réaction similaire à celles qui nous déplaisent chez l'autre, on peut craindre que cela dégénère aussi; il faut réagir en conséquence. »

 

L'enfant qui observe cette souffrance qu’il sent en lui, et qui se fait même parfois rappeler à quel point il ressemble à l'un ou à l'autre, risque alors de se retrouver au sein d'un clivage difficile à porter : « Il se sent tout bon ou tout mauvais, selon le parent avec qui il est et les caractéristiques que les parents voient en lui. Se sentir mauvais, c'est très difficile pour un enfant. [...] Lorsque je rencontre des parents dans cette situation, il se passe parfois quand même de très belles choses en famille, mais l'ambiance est tellement tendue que plus personne ne le voit », a pu observer la psychologue Nathalie Otis. Jessica a pu sentir à quel point un travail sur soi est parfois nécessaire pour démêler les liens entre son amour pour son fils et les frustrations relatives à son ex-conjoint : « Je vois beaucoup de liens entre son attitude et celle de mon fils et ce n'est pas toujours facile à accepter. Je suis consciente que c'est un combat contre moi-même que je dois mener. Mon fils n'est pas une mauvaise personne pour autant. Il est juste comme cela. »

 

Ces appréhensions peuvent concerner les conjoints, mais aussi l'histoire des familles dont ils sont issus, celle que l'on connaît, mais aussi celle que l'on n’a jamais osé nommer : « Il y a des non-dits tellement insidieux qu'ils sont vécus quotidiennement de manière inconsciente, par exemple s’il y a un grand-père dont on ne parle jamais, mais dont l'agressivité était notoire. Si, dans cette famille, il y a un enfant très énergique, très impulsif, on peut projeter sur lui la peur de voir les mêmes attitudes et les mêmes problématiques apparaître de nouveau, alors que l'enfant n'a rien à voir avec cela », mentionne aussi Nathalie Otis.

 

Pour le meilleur ou pour le pire, arrivent toutefois bien vite les étapes de la vie où l'enfant se fait un devoir de rappeler par lui-même qu'il a son caractère bien à lui et qu’il compte tracer sa propre route. Ces différentes étapes de la jeunesse, comme la phase du non, l'entrée à l'école ou l'adolescence, amènent alors souvent les thérapeutes à devoir rassurer les parents, mais aussi, croit Marie-Christine Harguindéguy-Lincourt, la famille que nous devenons, à travers le temps : « Les enfants nous en apprennent beaucoup sur notre capacité à accepter la différence, et aussi jusqu'à quel point nous sommes en paix avec nous-mêmes et avec notre entourage immédiat. Ils nous amènent à revoir nos réactions devant le premier non, le premier rejet. Ils nous démontrent aussi comment notre famille est organisée. Et un enfant qui grandit fait nécessairement bouger le système. La famille est alors éprouvée et amenée à se demander si notre système familial est assez souple, ou encore trop souple, à tel point que nous ne nous rejoignons plus »

 

Ainsi sous la pression des enfants qui grandissent, les parents se voient obligés de s'ajuster, de réécrire leur histoire familiale, un processus qui suppose parfois de grands deuils, surtout lorsque la situation, d'une génération à l'autre, a subi de grands changements, comme dans le cas des familles immigrantes. Devant l'affirmation de l'enfant réel, Nathalie Otis voit parfois les parents chercher une explication pour les aider à faire le deuil de leur enfant idéal : « Lorsque l'enfant ne correspond pas à ce que l'on pensait, il peut y avoir des accrochages. Pourtant, dans l'esprit général, une relation avec son enfant, cela devrait aller de soi ; alors, lorsque cela devient plus difficile, on cherche des explications, on essaie de mettre des mots sur son histoire, en disant "On est trop pareils" ou le contraire. Les gens essaient de rendre ce qu'ils vivent intelligible, mais la réalité est souvent beaucoup plus complexe. »

 

Lorsque la famille écrit son histoire...

 

Toutefois, accepter la dynamique familiale telle qu'elle est, c'est aussi accepter que se créent des alliances, qui peuvent devenir sources de soutien, et qui ont même su, dans le cas de Louise, traverser le temps : « Mon frère et moi, on avait le sens de l'humour très développé. C'est nous qui faisions les cent coups à la maison. C'était tellement fort qu'il y en avait toujours un de nous qui se faisait sortir de table avant la fin du souper parce que mes parents n'arrivaient plus à nous tenir. Après, les liens sont restés forts. On ne s'est jamais laissés. »

 

Ces alliances, bien qu'inévitables, ne mènent pas nécessairement à des exclusions. Elles peuvent aussi varier selon le contexte et l'activité en cause. Ainsi, certains partenaires peuvent être choisis lorsqu'il s'agit de jouer et d'autres, de réaliser les tâches quotidiennes. Mais il n'en reste pas moins que, comme Julie, d'autres mères des Pitchou ont parfois remarqué que, non seulement certains enfants, mais aussi des parents, peuvent parfois se sentir à l'écart dans la maisonnée : « Mon conjoint aussi voit que les enfants sont toujours après moi. Il ne le vit pas vraiment mal, mais je sens quand même une petite jalousie. Je trouve cela dommage de ne pas pouvoir en faire plus pour les rapprocher. Je me dis que c'est parce que c'est davantage lui qui fait la discipline et c'est vraiment nécessaire. Notre plus grand a besoin d'un cadre. Il me reproche de ne pas faire plus de discipline de mon côté. J'essaie, mais ce n'est pas gagné. »

 

D'après Nathalie Otis, une bonne compréhension des étapes du développement de l'enfant permet de mieux accepter cette prédilection passagère pour l'un ou l'autre des parents. Mais, lorsque les tempéraments du parent et de l'enfant ne sont pas très compatibles, le sentiment de ne pas parvenir à établir d'emblée une relation privilégiée avec son enfant peut provoquer des blessures narcissiques qui peuvent s'avérer longues à guérir : « Une mère peut être bien sensible et disposée à bien s'occuper de son enfant, mais, avec un enfant difficile, elle peut se sentir impatiente et incompétente. Lorsque l'enfant aura 3 ou 4 ans, cela fera longtemps déjà que la relation fait vivre des frustrations ; alors, vient un moment où on n’en peut plus. »

 

Un comportement qui ne correspond plus aux valeurs de la famille, qui perturbe les habitudes quotidiennes ou dérange un parent peut finir par avoir des conséquences sur l'attitude de tout le groupe. Et lorsque des tensions s'installent et perdurent dans la sphère familiale, chacun finit par y réagir à sa façon, que ce soit par les reproches, par la fuite ou par toute autre attitude qui permet à la situation de se perpétuer. Et, comme le constate Gisèle, les comportement qui servent de modèle interactionnel et tendent à se répéter ne sont pas toujours ceux que l'on voudrait: « Parfois, je voudrais lui faire le reproche d'être trop sévère, mais je ne peux pas : je me reconnais trop dans ce qu'il fait. »

 

Pourtant, le fait qu'un comportement suscite du rejet de la part du reste de la famille ne rétablit pas nécessairement la situation, surtout si la cause du comportement, comme la tendance à mordre, n'a pas été comprise. Les réactions de la famille ou de l'entourage devant un comportement dérangeant peuvent aussi susciter leurs lots d'autres réactions de la part de celui qui dérange, pas nécessairement plus désirables. Et s'il est possible d'y mettre fin par une contrainte, l'enfant peut alors se tourner vers un autre comportement, pas nécessairement plus adapté, afin d'affirmer sa douleur. L'enfant ne sera, en effet, pas toujours prêt ou en mesure de changer un comportement, même si elle lui apporte des conséquences négatives, que ce soit à cause d'un manque d'autocontrôle ou encore parce que ces réactions répondent à des besoins dont il ne peut pas faire abstraction, et qui peuvent même être révélateurs d'une souffrance qui dépasse sa petite personne : « L'enfant détecte par sa sensibilité les difficultés de sa famille et il peut devenir le haut-parleur de la souffrance de tous, ou d'un sujet qui ne peut pas être abordé. En manifestant un problème, par exemple au plan du comportement, il peut exprimer que la situation ne lui permet pas de relever les défis reliés à son âge, qu'il lui est difficile de grandir. Le problème, ou symptôme, de l’enfant est une sorte de statu quo, de compromis dans une impasse où il n’arrive pas à demander ou entamer autrement un changement », remarque Louise Roberge.

 

Toutefois, il serait trop simple d'en déduire que celui qui crie ou dérange le plus, en apparence, est nécessairement celui qui souffre le plus. Ainsi il peut arriver que des enfants au tempérament plus introverti réagissent par une anxiété plus discrète, une attitude plus dépressive ou en s'isolant. Mais si, dans une famille, un enfant est plus irritable et extroverti, qu’il dérange, agresse, refuse d'aller à l'école et rend ainsi plus visible ou audible le malaise familial, il devient néanmoins souvent celui qui est le plus spontanément pointé du doigt. Nathalie Otis voit aussi, en thérapie, des enfants qui parlent directement à la place de leur frère ou leur sœur, ou encore des enfants, dont les attitudes s'étaient jusqu'ici montrées plus conciliantes, qui se mettent à adopter des comportements négatifs lorsque les comportements plus dérangeants de leur frère ou de leur sœur se mettent à s'estomper : « Les parents ne comprennent pas, s'inquiètent, mais moi, cela ne m'inquiète pas toujours. Je me dis qu'avant, les autres n'avaient pas de place, et maintenant, ils la reprennent, maladroitement, pour le moment, probablement à partir des modèles qu'ils ont vus. »

 

Mais cette volonté de transformation peut rencontrer également des réticences ou mécanismes de défense chez les parents qui, par leur attitude, même dans une situation difficile, tendent aussi à répondre à leurs propres besoins : « Parfois, ce sont les parents qui peuvent avoir du mal à reconstruire leur équilibre. Par exemple, si des parents se valorisent en surprotégeant un enfant et se rendent compte qu'ils en font trop, ils peuvent être portés à tourner leur attitude surprotectrice vers un autre enfant. Cela peut être bon pour un temps, pour un enfant que l'on avait un peu négligé, comme cela arrive parfois lorsqu'une problématique est particulièrement accaparante. Mais si cela perdure, il serait bien que les parents apprennent d'autres manières de se valoriser et de se rassurer sur leurs compétences parentales. » Heureusement, assure Marie-Christine Harguindéguy-Lincourt, les enfants qui doivent traverser des périodes plus difficiles font parfois preuve d'une grande résilience. Cependant, une souffrance qui se prolonge à travers les années peut plus lourdement affecter l'existence : « L'exclusion, ça use, à long terme. L'estime de soi peut en être durement affectée. En n’étant pas certain d'avoir sa place, toutes les situations peuvent devenir plus difficiles, ce qui peut provoquer des comportements plus permanents d'isolement ou dérangeants, mais aussi d'anxiété ou de dépression. »

 

L'amour, ça se travaille ?

 

La famille évolue donc à travers l'histoire, commençant avant la naissance, où viennent s'inscrire les tempéraments de chaque enfant. Dès son arrivée dans le monde, celui-ci doit s'adapter à la place qui lui est accordée : « Moi aussi, j'ai dû travailler le lien avec un de mes fils. Il dormait beaucoup et c'était moins fort comme connexion qu'avec le premier. J'étais inquiète et je me demandais si je parviendrais à l'aimer autant. Il a fallu que je travaille sur moi et, un jour, ça a débloqué : je me suis rendu compte qu'au moment où il est arrivé, c'était difficile au travail et dans mon couple. J'aurais aimé l'avoir un peu plus tard. C'est comme s'il n'avait pas sa place. À ce moment, tout a changé : il s'est mis à pleurer, pleurer durant des jours, comme s'il reprenait le temps perdu, mais je l'acceptais. Il fallait lui dire que je l'acceptais », insiste Gisèle.

 

Et si certains de ces tempéraments rendent cette adaptation plus difficile et révèlent une vulnérabilité, cela ne signifie pas nécessairement que le contexte mènera à un rejet ou à une problématique. Pour Julie, le tempérament plus fort de son enfant a même contribué à resserrer leurs liens : « C'était un bébé très intense. Mais c’était mon premier et j'ai été très fusionnelle avec lui. Le lien d'attachement a été plus fort, plus facile à établir qu'avec mon deuxième, qui était pourtant plus calme. » Pourtant, lorsqu'un malaise apparaît dans la famille, les spécialistes constatent que les parents évoquent davantage un symptôme que la possibilité que l'ensemble de la famille puisse avoir un problème de fonctionnement ; même si, dans bien des cas, la divergence des parents quant à la gravité de la situation peut déjà être un premier signe de malaise. Comprendre la version des deux parents, évaluer la gravité de la situation, en termes de fréquence, d'intensité et de répétition dans différents contextes, et vérifier s’il existe d'autres causes possibles de la situation problématique avec l'enfant (physique, intellectuelle, situationnelle) deviennent alors essentiels afin d'éviter de poser à la légère une étiquette qui pourrait générer beaucoup de détresse chez le parent et l'enfant, surtout s’il n’y a ensuite aucun suivi.

 

Louise Roberge reconnaît toutefois que, malgré les avantages d'une perspective plus globale, le choix du type d'intervention, individuelle ou familiale, ne dépend pas seulement de la problématique elle-même et du choix des parents, mais aussi des compétences du thérapeute : « Avant de devenir thérapeute conjugale et familiale, ma formation de psychologue m’avait préparée à offrir de la psychothérapie individuelle aux enfants. La thérapie familiale permet de s’appuyer sur la force des liens entre les membres d’une famille qui constituent des leviers de changement. » Et même lorsque le fait d'intégrer la famille, ou encore parfois l'école ou la belle-famille, semble très favorable au rétablissement de la situation, les thérapeutes se buttent parfois au refus des parents d'adopter cette perspective, ce qui confronte les professionnels au dilemme suivant : se contenter d'offrir un soutien minimal à l'enfant par une approche individuelle ou le référer ailleurs. Ce choix est d'autant plus déchirant que, selon Diane Dubeau, les transformations que l'on tente d'opérer chez l'enfant peuvent éveiller d'autres réactions défensives de la part des parents : « Vous pouvez vous retrouver devant un enfant renfermé, déprimé, qui se trouve en situation d'échec scolaire, mais qui ne dérange pas trop à la maison. Ce que les parents peuvent souhaiter alors, c'est avant tout qu'il réussisse à l'école. Mais si nous travaillons son affirmation, lorsqu'il essaiera des choses, au début, pour s'affirmer, il peut être maladroit, avoir besoin d'aide. Les parents, s'ils ne comprennent pas ce qui se passe en thérapie, peuvent agir dans le sens opposé devant un enfant plus réactif. Mais parfois, on réussit graduellement à rejoindre la famille. »

 

Bien sûr, l'approche clinique n'est pas la seule avenue possible et, qu'elle se fasse ou non avec un soutien professionnel, cette compréhension réciproque demeure, selon Marie-Christine Harguindéguy-Lincourt, le premier pas pour faciliter les relations dans la famille. Mais encore faut-il parvenir à prendre la distance nécessaire pour que cette tentative de compréhension ne prenne pas la forme d'un blâme déguisé, aux yeux de l'enfant : « Qu'est-ce qu'il fait pour établir le contact ? Comment le fait-il et pourquoi de cette manière ? Il faut parvenir à avoir assez de recul pour sortir de nos propres référents. L'enfant, surtout s'il est différent de nous, peut agir pour des raisons très différentes de celles que nous aurions nous-mêmes, si nous faisions appel au même comportement. Le problème est que, souvent, lorsque nous demandons "pourquoi tu as fait cela ?", notre attitude peut sembler plus accusatrice ; mais il est possible aussi de le demander sur le ton de la conversation. »

 

Chaque enfant, en révélant ce qu'il est, oblige ainsi ses parents à réapprendre leur rôle, à modifier leur version de l'histoire familiale, en tenant compte de ce qui l'attire et de sa manière de l'exprimer, à travers l'unité familiale. Les efforts qui sont réalisés contribuent alors à ce que la famille s'ouvre davantage au monde que découvrent les enfants, et qui évolue, lui aussi. Et c'est par cet effort conjoint d'acceptation qu'Agata croit pouvoir expliquer cette fierté réciproque qui la lie aujourd'hui à ses enfants : « Ma fille est super fière lorsque je me présente à son école. Je me rappelle lorsque mes frères et moi étions jeunes : on riait souvent de nos parents et de leurs goûts d'adultes. Mais avec mes enfants, il me semble que c'est différent. Peut-être que je ne les vois juste pas rire, mais j'ai l'impression que c'est plus profond que cela : ma fille est capable de me dire sérieusement qu'elle a des goûts différents des miens et je l'accepte. »