Nos enfants sous la loupe publicitaire

Retour aux articles

Date de publication

mardi 21 février, 2023

« J’ai un de mes fils qui est très sensible aux marques. Lorsqu’il a reçu son diplôme, avant le secondaire, il a eu de bons résultats et il nous a suppliés de lui acheter des souliers qui coûtaient 400 euros. Pour moi, c’est le drame. Je suis contre cela. Je trouve cela délirant. Mais il nous a harcelés. Il nous a reproché de ne pas lui avoir fait de cadeau et a dit . "Tout le monde en a à l’école !” ».

Un cri du cœur d’une maman peu avertie et prise par surprise par les ravages du matérialisme ? Pas vraiment : plutôt un constat, selon Sarah Benmoyal, une des références de la francophonie, à l’Université Paris Cité, sur la question de l’impact du marketing chez les jeunes. Mais justement, cette chercheuse est aussi une des mieux placées pour savoir à quel point la déviance de la norme peut coûter cher à un ado ou à un préado sur le plan de l’acceptation à l’école et sur les réseaux sociaux.

NOS PETITS TRÉSORS INTÉRESSENT LE MARCHÉ

Alors que faire ? Piler sur nos valeurs et amincir notre portefeuille pour sauvegarder la réputation de nos enfants ? Faire la sourde oreille à leurs demandes ? Se jeter à l’assaut des géants publicitaires ? La question est lancée…

 

Pendant ce temps, au québec… 

Ici, au Québec, les experts de la question sont toutefois plus rares. Il faut dire que les parents québécois peuvent s’appuyer sur deux articles de la Loi de la protection du consommateur pour empêcher les publicités pour enfants d’envahir leurs téléviseurs, ou même le marchand du coin qui commandite une activité sportive pour enfants, au parc ou à l’école, d’afficher fièrement sa bannière. En principe, la règle est claire : « Sous réserve de ce qui est prévu par règlement, nul ne peut faire de la publicité à but commercial destinée à des personnes de moins de treize ans. » [art. 248] 

Ce « sous réserve » abrite toutefois plusieurs exceptions, dont les produits à vocation sociale ou culturelle, ou encore les annonces dans les médias imprimés, ou les lieux de vente. De plus, cette loi ne s’applique qu’à la publicité d’ici, laissant le champ libre à tout ce qui est diffusé à partir de l’extérieur du Québec. À cet effet, la professeure d’information et de communication June Marchand a l’habitude de citer un exemple flagrant à ses étudiants de l’Université Laval : « Je leur disais : " Branchez-vous sur une station de télévision américaine, le samedi matin : c’est abominable le nombre de publicités qui sont là pour les enfants et s’adressent directement à eux.” ».  

À l’école, d’autres zones grises apparaissent, car si, en théorie, la promotion des marques y est interdite, cela n’empêche pas des Associations québécoises d’inviter des représentants de compagnies de jouets à leur colloque annuel pour faire l’annonce d’ateliers Lego, par exemple, pour faciliter l’apprentissage des mathématiques. La présence des distributrices, avec leurs logos de boissons et de sandwichs bien affichées, est aussi très fréquente.

 

Législation contre loi du marché  

Les contenus publicitaires provenant de l’extérieur du Québec échappent également à la législation et leur impact n’est pas négligeable. Célia, une adolescente de 16 ans, les présente comme un élément incontournable de sa stratégie de choix de loisirs et de vêtements et d’accessoires : « Parce que je les vois partout sur TikTok ou sur les réseaux, je repère déjà les modèles que je veux. Dans TikTok, tu vois défiler des personnes au hasard et tu regardes leurs chaussures et tout leur outfit : ça donne envie d’avoir la même chose. »   

Pour June Marchand, ce bombardement que subissent Célia et d’autres enfants plus jeunes n’a rien de banal. D’une part, parce que ceux-ci n’ont pas encore les connaissances et l’esprit critique suffisants pour prendre du recul devant ce qu’ils écoutent. D’autre part, le développement du cerveau est aussi en cause ici : les ritournelles publicitaires, tout comme les comptines que l’on répétera peut-être un jour à nos enfants, laissent des traces beaucoup plus profondes lorsqu’elles sont vues ou entendues en jeune âge : « Parce que les publicités, ce n’est pas fait pour informer, mais pour faire vendre. C’est pour qu’une image de la marque soit imprimée dans notre cerveau. C’est pour que, lorsque j’arrive dans une épicerie ou un magasin, cette marque m’apparaisse à l’esprit et, puisqu’elle m’est devenue familière, je l’achète. Mais un enfant, c’est une éponge. Alors il va tout absorber et il ne pourra pas faire un jugement sur ce qu’il voit. Donc je crois qu’il faut l’épargner jusqu’à ce qu’il soit capable de discerner tout cela. »

 

Un peu de magie et le tour est joué

Mais les ingénieux marketeurs ont plus d’un tour dans leur sac pour capter l’attention. Ainsi, selon June Marchand, plusieurs sont vieux comme le monde et ils fonctionnent toujours : « Il y a aussi les belles couleurs, les chansons et les ritournelles : ce que l’on appelle les jingles. Sur les emballages, ce sont les couleurs roses pour les filles, évidemment, et les camions pour les garçons. On a beau essayer de les éduquer de façon neutre, ça marche encore. »  

Les jeunes esprits seraient même influencés par l’empreinte publicitaire avant qu’ils ne parviennent à maîtriser le langage, selon Jihen Ben Arbia, du Département de marketing de l’UQAM. Il assure que les enfants retiennent les couleurs et les logos bien caractéristiques de certaines marques dès l’âge de six mois. Des études tendent en outre à vérifier que les fœtus porteraient déjà une vague oreille aux ritournelles. D’après cette enseignante, la capacité des enfants, dès 7 ou 8 ans, à suivre le fil d’une histoire et à en interpréter les éléments plus symboliques aurait aussi été amplement démontrée : « Donc, si une publicité utilise des images et des mascottes, ou qu’elle raconte une histoire, ils sont capables d’en percevoir les éléments. Ils savent que ça symbolise ceci ou cela. »  

Puis, assez rapidement, les enfants deviennent plus conscients de l’intérêt des promesses associées à un produit, mais aussi à la façon de le posséder ou, du moins, de bien le connaître, ce qui peut les valoriser aux yeux d’autrui, explique Sarah Benmoyal, à cause de l’image ou des valeurs qui y sont identifiées : « Et au fur et à mesure, vers la fin du primaire, ils commencent à comprendre la signification symbolique de la marque, qui a un impact social sur les autres, c’est-à-dire qu’ils vont comprendre à quel point ils peuvent l’utiliser d’un point de vue instrumental pour s’intégrer à un groupe de pairs. »

 

Sous la loupe des annonceurs 

Pour les créateurs de publicité ou même pour les chercheurs universitaires de divers domaines, pas question de s’arrêter à ces quelques notions indémodables. On s’efforce toujours plus de connaître comment les consommateurs de demain peuvent d’emblée être attirés par les marques d’aujourd’hui et influencer leurs parents en ce sens. Les méthodes se complexifient aussi pour mieux comprendre les enfants dont le langage est encore limité, explique Jihen Ben Arbia : « On observe les enfants pour voir comment ils réagissent. Par exemple, dans une des études, on regarde comment ils réagissent au style vestimentaire. On veut savoir si les enfants sont capables de reconnaître les styles de consommateurs selon les produits. Par exemple, on prend un vêtement acheté chez Walmart, on prend un vêtement provenant d’une grande marque connue, une voiture, etc. On montre ensuite des types de consommateurs habillés différemment. Or, les enfants sont capables de relier les différentes marques aux gens qui sont bien habillés, etc., et cela dès cinq ans. »  

Bien sûr, recueillir des renseignements auprès de mineurs exige le consentement des parents. Mais, dans plusieurs cas aussi, remarque Sarah Benmoyal, les parents troquent du temps tranquille pour vaquer à leurs obligations contre une autorisation offerte sur Internet, sans trop s’en rendre compte, ce qui permet alors de récolter de précieuses données sur leurs enfants : « On sait, par exemple, quelle page a été affichée et combien de temps les gens ont passé sur une page. Avec Google, vous pouvez suivre les mots-clés qui sont les plus cliqués, à quelle heure et dans quel pays. Vous avez des données à foison. »

 

Une image de marque plus éthique : on achète cela ?  

Jihen Ben Arbia tient néanmoins à souligner que le marketing n’est pas destiné, par nature, à tromper les consommateurs. La création de messages puissants, le plus tôt possible, pour influencer les comportements, peut tout aussi bien servir la cause d’une compagnie de céréales trop sucrées que pour sensibiliser à l’environnement : « Les recherches sont les mêmes et les méthodes employées sont les mêmes. On utilise les mêmes standards, que ce soient les interviews, les questionnaires : ça, ce sont les méthodes classiques. Mais on utilise aussi des méthodes d’expérimentation. On peut observer directement les enfants et leurs parents pour voir comment ils se comportent et comment ils négocient, comment ils achètent et pourquoi ils sont attirés par tel emballage. »  

La recherche en marketing ne se contente pas non plus de recueillir des données exploitables pour la vente. Elle se permet progressivement de documenter les effets indésirables d’un marketing trop invasif. Les entreprises ont d’ailleurs intérêt, plus que jamais, à présenter une image irréprochable et à faire appel au « écolo-bio-équitable » pour vanter leurs mérites, en vue de bénéficier des valeurs dans l’air du temps. Une « Nétiquette » est donc de plus en plus valorisée par les entreprises afin de préserver la réputation de leurs pratiques en ligne. Sarah Benmoyal remarque que certaines compagnies vont même jusqu’à miser sur des messages de dénonciation de la pression sociale entre jeunes et de promotion de valeurs plus inclusives pour se démarquer.  

Sarah Benmoyal a aussi constaté que la loi du libre marché et celle du libre discours peuvent maintenant cohabiter. Ainsi, elle a démontré l’impact des marques sur l’intimidation à l’école dans une prestigieuse revue de marketing française : « J’étais certaine que le sujet ne passerait pas : écrire un article en marketing en disant que le harcèlement scolaire est lié à des motifs de consommation, que c’était aller trop loin dans les dérives de la consommation. Et, finalement, cela a été très bien perçu… parce que l’on est en 2022. »

 

DES RÉSEAUX PAS SI SOCIAUX 

C’est assurément dans ce monde d’Internet que l’évolution se fait la plus rapide et que les défis d’encadrement se complexifient presque d’heure en heure, tant pour les parents que pour les politiques publiques. Mais, en attendant de déterminer la règle à suivre, les jeunes continuent de tenir cet univers infini au creux de leur main, à toute heure du jour, dès qu’on leur accorde leur premier téléphone.

Internet : une redoutable arme d’influence

Sarah Benmoyal constate d’ailleurs que les enfants naviguent très aisément sur YouTube et les diverses applications en ligne et sur les téléphones dès l’âge de 7 ans, soit environ une décennie plus jeune que celle où leurs parents acquéraient généralement leur premier téléphone portable : « Lorsque je dis que les enfants sont bombardés de publicité, je parle des chaînes de publicité qui s’adressent à eux. Mais il n’y a pas seulement cela. Il y a aussi que, lorsqu’ils vont prendre le téléphone, ils utilisent des applications. La majorité de ces applications fonctionnent en mode Freemium : c’est gratuit pour la première utilisation et vous achetez des options qui sont payantes. Et quand nous n’achetons pas ces options, ce sont des jeux qui sont payés par la publicité… parce que les parents n’ont pas envie de payer pour tous ces jeux-là. Donc, lorsque les enfants utilisent leur téléphone, ils sont forcément exposés à ça. »  

Les influenceurs réussissent à cibler les enfants de manière plus directe et plus insidieuse. Ceux-ci sont parfois d’autres enfants, manipulés à des fins promotionnelles, par des déballages de cadeaux en direct, par exemple. Le concept parvient en outre à brouiller encore plus efficacement les cartes entre la publicité traditionnelle et les contenus qui se veulent des expressions spontanées ou des échanges informatifs entre pairs, relate Jihen Ben Arbia : « L’exposition est intense pour les enfants. Ce sont de courtes vidéos, mais ils en voient beaucoup. Et les enfants ne se rendent même pas compte qu’il y a des produits placés dans ce genre de vidéos. En plus, maintenant, le consommateur est créateur de contenus. Le consommateur est l’entreprise. C’est vrai aussi pour les enfants et c’est cela, le nouveau fléau : ce sont des enfants qui sont payés et dont l’argent rentre sur le compte des parents chaque mois. »  

Le pouvoir de vente des influenceurs proposant des tutoriels agit plus subtilement, mais non moins efficacement auprès des adolescents qui, comme Célia, se disent pourtant beaucoup plus avides de conseils que de nouveaux produits : « Mais pour ce qui est du maquillage, ce n’est pas vraiment la marque qui m’importe. C’est la manière de se maquiller. Sur TikTok, tu revois souvent la même manière de se maquiller. Mais c’est vrai qu’il y a un mascara qui arrive très très souvent sur TikTok, et puis il n’est pas cher. C’est une marque qui s’appelle Essence, et ça fait des cils de fou. Je l’ai essayée. »

 

Des incitatifs partout, tout le temps 

Internet et ses réseaux sociaux envahissent donc l’espace. Mais cela ne signifie pas qu’ils agissent seuls. En effet, les enfants sont interpellés, remarque June Marchand, par la pression de leurs pairs à les suivre : « Et encore là, le parent peut regarder ce que l’enfant va voir sur Internet, mais si l’enfant se fait dire, à l’école, " Tu n’as pas vu Nadine qui est la nouvelle influenceuse, ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, ce qu’elle écrit ?”, c’est sûr que l’enfant va vouloir la regarder aussi. Le parent ne peut pas toujours être à côté de l’enfant non plus. »  

Pour l’enfant, et encore plus pour le jeune ado, bien maîtriser la culture des marques, et pouvoir en parler de la bonne façon, peut même avoir un rôle fondamental pour démontrer son mérite et son appartenance, reconnaît également Sarah Benmoyal : « Moi, j’ai un enfant qui m’a dit " Maman, tu ne comprends pas, j’ai besoin de jouer à Fortnite : sinon je ne comprends pas les discussions des autres.” Et quand ils arrivent et qu’ils n’ont pas le bon ton ou la bonne chanson que l’on chante dans certaines publicités, ou qu’ils ne connaissent pas un jeu vidéo ou la référence à un produit qu’ils ne possèdent pas nécessairement, ils peuvent être exclus des discussions. »

 

L’impératif de plaire  

Pourtant une chose est certaine déjà, aux yeux des chercheurs : les enfants qui plaident que « Tout le monde en a ! » à propos du dernier accessoire à la mode expriment souvent une crainte réelle du rejet. Et la cause de la tenue vestimentaire comme source d’exclusion ou de dénigrement n’est pas illusoire puisque, d’après les recherches recensées par Sarah Benmoyal, la tenue vestimentaire apparaît parmi les principaux motifs d’insultes.  

Madame Benmoyal mentionne que des commentaires à l’intérieur d’un groupe, à l’encontre de tout ce qui, dans l’apparence, ne correspond pas au style auquel le groupe prétend adhérer, s’ajoutent à ces insultes directes : « Donc, la conséquence ultime n’est pas forcément l’intimidation. On n’est pas nécessairement harcelé quand on n’a pas la bonne marque, le bon produit, ou la bonne culture de consommation, mais on peut être rejeté du groupe. On peut subir de petites moqueries. On peut se sentir différent. Certains vont mieux le vivre que d’autres. Ce n’est pas tout le monde qui en souffre autant. »  

Il arrive toutefois que des jeunes ne veuillent pas se plier à cette norme ou n’y parviennent pas, par manque de sensibilité sociale ou de moyens financiers. L’interprétation plus spontanée de Célia, sur les élèves qui divergent du standard, semble cependant inverser ces causes et ces conséquences. Elle ne croit pas que le manque de conformité puisse empêcher les affiliations, mais c’est plutôt le fait de ne pas avoir les habiletés suffisantes pour se faire des amis qui limite l’accès à des pairs dont on pourrait imiter le style : « Ce que je vois, c’est que les gens qui ne sont pas habillés comme d’autres qui leur ressemblent ne sont pas entourés de personnes, comme un grand groupe d’amis. Parce que ceux qui ont un grand groupe d’amis peuvent voir différentes façons de s’habiller et, généralement, c’est très similaire à l’intérieur d’un même groupe d’amis. »  

Cette présomption d’une incapacité et d’une certaine solitude constitue alors deux éléments pouvant rendre ces jeunes plus vulnérables aux attaques d’un potentiel harceleur.


Une identité multifactorielle  

De façon générale, toutefois, Jihen Ben Arbia soutient que les jeunes se « socialisent » à la consommation plus tôt que les générations qui les ont précédés. Elle définit cette socialisation comme une reconnaissance des mécanismes publicitaires et des codes que l’on tente de leur imposer. Cette vigilance précoce est-elle une bonne chose ? « Il y a donc deux possibilités : soit nous pensons que ces enfants vont réfléchir à leur consommation plus tôt. Mais d’autres vont plutôt dire : " Non, ces consommateurs sont à un âge très fragile. Ils sont influencés. Donc, nous allons avoir de mauvais consommateurs plus tard.” Sauf qu’il y a différents facteurs qui entrent en jeu », répond la chercheuse.  

Les facteurs individuels tels que le sexe, le niveau social, la fragilité de l’estime de soi, mais aussi le tempérament comme la propension à plaire ou à imiter de chaque enfant impactent sa tolérance à la pression du groupe. Sarah Benmoyal rappelle toutefois que la personnalité n’est pas un vase clos, mais elle-même le fruit de plusieurs influences : « On ne naît pas avec une sensibilité aux marques, mais la société, les médias, nos parents, nos copains vont faire en sorte que notre sensibilité aux marques va se développer d’une certaine façon. »  

La consommation au corpus ?  

Les amis ne font cependant pas qu’inciter au conformisme, ils peuvent jouer aussi un rôle modérateur, en assurant leur soutien malgré quelques petites déviances ou contre l’impulsivité de l’un d’entre eux. Jihen Ben Arbia précise que le style parental, et plus particulièrement le style autoritaire, amène les enfants à imiter les autres plus qu’à s’y confronter. Cette chercheuse a également constaté que l’âge et la façon de recevoir de l’argent contribuent à faire évoluer l’inclinaison à céder aux appels publicitaires avec le temps : « Moi, j’étais très surprise de la maturité d’un adolescent de 16 ans, quand il disait : " Lorsque j’étais jeune, je mettais beaucoup de pression sur mes parents pour obtenir la dernière version des Nike. Mais, maintenant, je commence à travailler...”»

Comme une bonne part du problème relève du processus de socialisation, Sarah Benmoyal est fortement encline à penser que d’attaquer le problème des effets pervers du marketing directement à l’école, là où la pression sociale et le risque d’intimidation des jeunes sont plus forts, permettrait une action efficace. Les élèves n’en seraient alors pas à leur première campagne de sensibilisation ayant fait ses preuves pour transformer les comportements à long terme : « Parce que souvent, comme devant les vidéos YouTube, les enfants prennent pour argent comptant ce qu’ils voient, alors pourquoi ne pas l’introduire dans les manuels scolaires et dans les programmes d’école ? Ça fait déjà partie de la réalité quotidienne. On pourrait décrypter des vidéos YouTube ou le rôle des influenceurs, ou décrypter qui peut être payé par la marque. »

 

AVANT QUE L’AVENIR NE SE CONSOMME…  

Les parents n’ont toutefois pas que des raisons de se décourager devant l’ingéniosité des géants de l’industrie pour s’adresser à leurs enfants. Les études tendent à démontrer que les enfants qui entendent parler du « bio-écolo-équitable », ou encore d’économie familiale, par leurs parents en gardent toujours des souvenirs, au fond de leur conscience, même lorsqu’à l’adolescence, ils font mine de n’écouter que leurs amis.

 

Les consommateurs de demain  

Jihen Ben Arbia avance même que les adultes sélectionnent environ 75 % de leurs achats en fonction des observations de leur enfance : « On parle surtout des produits agroalimentaires, parce que c’est sûr que les marques de vêtements changent selon l’âge. On va voir des changements à l’adolescence, parce qu’il y a une structuration et une construction de la personnalité et de l’identité : on y trouve notre place. Mais à l’âge adulte,nous revenons à nos amours d’enfance, aux marques que l’on a aimées plus jeunes et que l’on a goûtées. »  

À travers leurs habitudes de consommation, les parents privilégient les univers promotionnels qui auront le plus d’impact sur leurs enfants. Ils deviennent ainsi des complices plus ou moins conscients de ces divers univers concurrents qui tentent de mettre la main sur les consommateurs de demain. On ne parle donc plus, selon Sarah Benmoyal, de produits ou de publicité pour enfants, mais d’un processus plus complexe qui cherche à rattacher plusieurs générations : « Alors, si je prends l’exemple d’IKEA : vous avez en magasin ce système de labyrinthe. Et les enfants viennent très tôt, avec les parents, faire les courses. Les enfants vont voir qu’aux différents cycles de la vie familiale, on va aller chez IKEA et on va faire du repérage. On va aussi mettre des points d’animation pour les enfants. Cela va faire en sorte que l’enfant va s’habituer à IKEA, il va observer IKEA. Et le jour où l’enfant sera finalement acheteur, il va penser IKEA. »  

Jihen Ben Arbia précise néanmoins que les enfants ne font pas que répéter les achats. Ils reproduisent également les réflexes de consommation ou agissent en fonction des mêmes valeurs que celles qui ont été reflétées à la maison, quoique les enfants peuvent, par affinité, se conformer à un modèle parental plutôt qu’à un autre : « Dans une étude je demandais : " Est-ce que votre comportement de consommation ressemble à celui de votre père ou de votre mère ?” Des adolescents me répondaient : " Ça ressemble plus à maman, parce que maman achète toutes les marques qu’il y a dans le magasin et, moi, je suis pareil !” »  

 

Les consommateurs d’aujourd’hui  

S’il y a bien un point sur lequel parents, chercheurs et commerçants font déjà consensus, c’est qu’il n’est nullement besoin d’attendre une vingtaine d’années avant que les enfants n’influencent le contenu du panier d’épicerie. Les jeunes ne s’avèrent pas seulement des sources d’influences par le risque qu’ils fassent une crise du bacon en plein cœur de l’allée des biscuits. Ils peuvent aussi intervenir de façon salutaire grâce à leur familiarité avec les produits branchés, ainsi que les nouveaux concepts d’achats en ligne, parfois sous forme d’enchères ou autres modes interactifs.  

Un peu comme des parents migrants qui réclameraient l’aide de leurs enfants pour saisir les codes de leur communauté d’accueil, les parents comptent à l’occasion sur leur enfant pour leur servir d’interprète du monde virtuel, ce que Sarah Benmoyal appelle un phénomène de « socialisation inversée » : « On le voit très bien avec le digital : les enfants expliquent rapidement à leurs parents comment il faut faire certains types d’achats ou cliquer sur le téléphone. Ils deviennent vite plus expérimentés que leurs parents sur certains sujets. Et en ce sens, sur certaines catégories de produits, il est intéressant de les informer pour qu’ils puissent dire aux parents : " Moi, je veux cela”. À cause de ce processus de socialisation inversée, il peut être intéressant de les avoir comme cible d’information, même s’ils ne sont pas la cible du produit directement. »    

La connaissance et la culture que développent les jeunes pour guider les parents dépassent aussi la simple expertise technologique. Célia explique qu’elle s’établit déjà de multiples critères afin d’éviter des choix à l’aveuglette, ou encore, le baratinage des influenceurs rémunérés : « Si une vidéo a un nombre élevé de "j’aime”, ça veut dire que la personne est réputée sur TikTok. Son compte est vraiment très visité. Elle a plus de chances de faire des partenariats. Ça se voit que ça a été payé. Mais quelqu’un qui n’a pas beaucoup de "j’aime” et de followers, ça veut dire qu’il n’a pas été payé. Moi, lorsque je vois un beau produit, mais avec moins de "j’aime”, je vais quand même l’essayer. » Bien que ses critères puissent être remis en question, ils offrent sans contredit une bonne base à une discussion sur l’importance de consommer de façon critique.  

 

Consommateur : un métier périlleux ?  

Lorsqu’ils sont appelés à intervenir, ces jeunes experts ne sont pas toujours à l’abri de leur naïveté ou de leur engouement pour certains produits dans leurs conseils familiaux. Jihen Ben Arbia croit que d’accorder aux enfants une certaine latitude pour l’erreur peut correspondre au choix d’un style parental plus démocratique, qui veut laisser l’occasion à l’enfant d’apprendre par essais et erreurs, dans un contexte encadré.  

June Marchand suggère aux parents de commencer tôt à partager leurs valeurs d’achats et leurs trucs d’économie avec leurs consommateurs de demain, avant qu’ils ne les surpassent en navigation sur la toile : « Faire cette éducation prend du temps, et, souvent, lorsqu’on va faire l’épicerie, on est pressé. Mais faire l’épicerie pourrait devenir une séance d’éducation à la consommation. »  

Aucune des chercheuses rencontrées ne prêche toutefois l’abstinence de consommation des produits publicisés en fonction des clientèles familiales ou le refus systématique des demandes enfantines. Pour Sarah Benmoyal, il s’agit plus d’éviter de tomber dans un cercle d’obligations de consommer dont on ne sait pas trop comment se sortir ou des jugements de parents et enfants sur ceux qui n’auraient pas reçu les mêmes jeux ou vu les mêmes spectacles qu’eux : « Les parents ont besoin de consommer et tant mieux s’ils trouvent des entreprises qui correspondent à leurs valeurs. Je ne vois pas pourquoi il faudrait éviter cela. Ce n’est pas la question. Après, c’est la manière dont c’est fait qui est importante. Maintenant, il faut regarder les dérives que cela peut causer. »  

 

Cibler la sérénité  

Par-delà les achats éthiques, aider son enfant à porter un regard critique sur ce qu’il consomme permet de remettre en question l’idée générale qui émane de la publicité, selon laquelle le cumul de biens parviendrait à lui faire atteindre un certain sentiment de plénitude réconfortante. Outre la course effrénée au prochain bien, Sarah Benmoyal croit qu’il faut soutenir les enfants à se fixer une conception de la réussite qui soit plus profonde que celle de l’image qu’ils projetteront : « Ce n’est pas parce que vous n’avez pas la plus belle maison de votre quartier que vous êtes malheureuse. Être matérialiste, ce n’est pas seulement vouloir des produits. Ce qui définit le matérialisme, c’est de vouloir des produits et des marques de consommation comme définition du bonheur. Et le problème est là. »  

Jihen Ben Arbia remarque déjà que, parmi ses étudiants de l’UQAM, plusieurs semblent montrer les signes de ces dérives, notamment par leur façon d’entrevoir l’avenir et les modèles, pas toujours réalistes, qu’ils décident de cibler pour établir leur projet de carrière. Les histoires de succès pécuniaire prennent alors une place grandissante dans leur vision de l’avenir : « En ce moment, des modèles que les enfants voient sont ceux qui ont créé leur propre boîte avec différentes idées, aussi simples qu’elles soient, qui réussissent et qui deviennent millionnaires ou très connus. » Plusieurs parlent de créer des entreprises en aspirant à des réussites rapides et payantes plutôt qu’à exercer des activités qu’ils aiment.  

 

Aux armes, consommateurs !  

Cependant, pour Sarah Benmoyal, il semble bien inutile de tenter de régler le problème en privant les enfants des téléphones, des réseaux sociaux ou d’autres accessoires qui les accompagneront forcément pour le reste de leur vie. Mais elle admet que, face à la multiplication des heures devant l’écran et les requêtes répétées des enfants, les parents, même les plus zélés, se trouvent souvent à court de mots.  

Les parents peuvent en outre se demander à quoi bon se donner autant de mal à préserver leurs enfants contre l’industrie du marketing. Ceux-ci ont donc tout avantage, selon Sarah Benmoyal, à se mettre au clair avec les valeurs qu’ils veulent transmettre, pour le bien-être de leurs enfants, mais également pour celui de toute la société avec laquelle leur enfant se prépare à interagir : « Sensibiliser notre enfant à la consommation, c’est à la fois pour qu’il se protège lui-même, pour qu’il vive lui-même mieux les critiques, mais aussi pour qu’il ne se transforme pas en harceleur. Donc, quelque part, c’est ma responsabilité envers la société. »  

Les familles ne sont toutefois pas si impuissantes qu’elles le croient devant la volonté des actionnaires. En clamant leurs intérêts de consommateurs et ceux de leurs enfants, les parents sont parvenus à faire reculer quelques géants de l’industrie, comme les compagnies de céréales qui tentaient d’être plus séduisantes par les personnages de Walt Disney sur leurs emballages.

Devant l’ingéniosité des créateurs du marketing pour flirter avec les limites de la loi, il n’est pas permis, selon Jihen Ben Arbia, de baisser les armes : « Il y a déjà beaucoup de corrections qui ont été faites, que ce soit dans Walt Disney ou d’autres marques connues, comme McDonald’s qui a retiré les cheeseburgers de son menu Joyeux festins parce que c’est trop gras pour les enfants. C’est une réaction face à cette pression-là. Donc, moi je pense que, comme dans toute économie libre, il y a des gens qui vont s’essayer et des gens qui vont contrer et les balises vont être mises au fur et à mesure. »  

Cet esprit de revendication peut d’ailleurs représenter un modèle pour bien des jeunes qui, accros ou non aux marques, ne tiennent pas à être identifiés à l’image du matérialisme et des contraintes sociales qui l’accompagnent. C’est du moins ce qui semble ressortir du discours de Célia : « J’ai 16 ans. Je vois mes amies autour, et s’il y a un gars qui a une belle voiture ou pas de voiture du tout, ça ne change rien. Ce n’est pas quelque chose que l’on regarde. Les plus vieux, ils aiment bien être avec des gens riches et avec des belles voitures, mais je ne crois pas que ce soit important, absolument pas. »  

L’adolescence n’en est peut-être pas à une contradiction près, mais si miser sur l’idéal de la jeunesse et le désir de liberté peut aider à vendre l’idée d’une consommation plus responsable, pourquoi pas ?  

Ces idéaux fonctionnent à merveille depuis des décennies pour faire acheter des voitures, après tout…