La sagesse des basses-cours

Retour aux articles

Date de publication

jeudi 01 avril, 2010

Je suis descendante d’une famille bourgeoise établie ici depuis au moins trois ou quatre générations et j’ai grandi à la campagne, entre la tourtière et le pot de ketchup aux fruits maison. Cet univers champêtre m’a appris que si le monde était une grande basse-cour, maman aurait sûrement été une mère poule, me protégeant contre tout ce qui n’est pas la chaleur protectrice de son univers.

Après, j’ai grandi, bien sûr, et je suis partie vers la ville, mais sans toujours parvenir à échapper à ce qui, en moi, rappelle d’où je viens. Que de fois ai-je pu apercevoir le regard fier de ma mère, malgré mes efforts pour tracer ma propre voie, lorsque quelqu’un lui rappelait « Elle te ressemble, ta fille… » Bon, c’est vrai que notre apparence trahit toujours un peu nos habitudes et, en voyant que je tente de tirer le meilleur de ce qu’elle m’a appris, ma mère peut avoir l’impression d’y voir les effets de son dévouement. C’est le propre des mamans, me direz-vous? 

Pourtant, les complicités entre les générations sont parfois d’une autre nature. À l’instar des petits poussins, il y a ceux qui sentent tôt le désir d’ouvrir leurs ailes ou qui sont contraints de les ouvrir très jeunes et d’apprendre à se défendre. Il y a des petits canetons, par exemple, de qui on attend toujours plus que les autres, qui doivent apprendre à nager en eau froide dès les premiers jours de leur vie et à pédaler en vitesse pour éviter que leurs efforts de débutants ne paraissent trop en surface. Dans mon entourage, Élodie était de ceux-là. 

La mère d’Élodie, tout comme sa propre mère et sa grand-mère avant elle, a élevé seule ses canetons, entourée de violence et de pauvreté. Cependant, Élodie et sa mère étaient liées par un même désir, non pas qu’elles feraient comme maman, mais au contraire, que, pour elle, tout serait différent. Très tôt donc, Élodie a appris à naviguer dans d’autres milieux, en s’inspirant de divers modèles. J’ai vu d’autres personnes, avant Élodie, avoir peur d’avancer seules vers l’inconnu ou encore puiser dans l’énergie du désespoir la force d’avancer, en méprisant tout ce qui leur rappelait leurs débuts difficiles. Lorsqu’Élodie, elle, s’est enfin rapprochée de son rêve d’une vie rangée et qu’elle a gagné des billets pour aller dans un des plus chics théâtres de la ville, elle a réagi au silence autour d’elle en disant : « Je vais les offrir à ma mère, elle le mérite ». 

On peut expliquer à des enfants de 5 ans pourquoi des oiseaux quittent les rigueurs de l’hiver pour s’envoler vers le Sud, mais des générations de chercheurs se cassent encore la tête pour comprendre pourquoi ils reviennent à leur point d’origine, duquel ils ont mis tant d’effort à s’échapper. Moi, fille et petite-fille de maman poule, je me demande aussi comment des mères et des filles parviennent à préserver cette mutuelle fierté, comme celle qui a alimenté ma complicité avec ma propre mère et me rapproche encore d’elle aujourd’hui, lorsqu’une mère voit sa fille chercher ailleurs que chez soi des modèles qui lui conviennent pour grandir. Mais la mère d’Élodie n’était jamais loin lorsqu’Élodie évoluait, et Élodie le sentait. 

Cette histoire, chacun la vit à un moindre degré, puisque le destin de chaque famille est de se confronter à un monde qui se transforme, à des enfants qui s’adaptent et se révoltent parfois. Ils se révoltent contre ce qui les entoure, contre leurs propres limites, mais aussi contre leur famille qui n’est pas exactement comme ils la voulaient et contre des parents qui apprennent à les accepter. Découvrir que leurs enfants sont différents de ce qu’ils imaginaient, ou à travers lesquels il est plus difficile de retrouver ce qu’ils voulaient léguer, est aussi une épreuve pour les parents... 

La famille monoparentale d’Élodie n’était pas non plus très près de ses rêves à elle. Encore aujourd’hui, je ne sais pas si la méritante mère d’Élodie va nager comme un poisson dans l’eau devant la pièce de théâtre expérimental que sa fille lui a offert d’aller voir. Je ne sais pas non plus comment Élodie s’adaptera, à son tour, à son rôle de maman, le jour où elle se rendra compte, elle aussi, que ses enfants voudront faire leurs propres choix. Mais quoi qu’en disent les apparences, par sa constance, la mère d’Élodie lui a transmis un héritage discret et privilégié; le jour où Élodie parviendra à démontrer à ses enfants qu’elle persiste à les accompagner, malgré leur différence et leurs désirs bien à eux, il y aura bien une grand-mère qui aura la fierté de se reconnaître dans l’attitude de sa fille.