L’écran, un complice insidieux

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Date de publication

mercredi 03 mars, 2021

Entre les discours sur les promesses éducatives des jeux en ligne et votre enfant qui se livre à une crise du bacon pour retourner à la tablette, vos principes commencent-ils à s’effriter ? Dites-vous bien que chaque fois que vous résistez à la tentation de vous dire « Dieu merci, l’écran va les tenir tranquilles ! », vous avez un lot de chercheurs et de cliniciens prêts à vous offrir, virtuellement, il est vrai, une chaleureuse tape dans le dos.

Par Marie-Hélène Proulx 


Apprendre l’amitié en ligne ? Vraiment ? 

Les effets de la sédentarisation sur l’obésité ou le développement moteur font maintenant partie du discours courant, tout comme les risques associés à la cyberintimidation ou à la cyberprédation. Mais les experts de l’étude du cerveau, de la recherche de terrain ou de la thérapie des enfants se montrent de plus en plus critiques en ce qui a trait à une utilisation massive d’Internet sur les aptitudes à gérer ses émotions et à comprendre celles des autres. 

 

Marketing de « l’éducatif » ? Un écran de fumée… 

Ces professionnels remettant en question les bienfaits du virtuel reprochent aux jeux qui se prétendent « spécialement conçus pour les enfants » de créer un faux sentiment de sécurité chez les parents. Ces doutes amènent Laura Masi, pédopsychiatre à l’Hôpital Rivière-Des-Prairies à déconseiller l’usage des écrans avant l’âge de 6 ans. Elle prévient aussi des dangers de s’y amuser plus d’une heure par jour, à partir de cet âge jusqu’à l’adolescence. À cela s’ajoute la recommandation généralisée d’attendre les 13 ans bien sonnés avant de se lancer dans l’aventure des réseaux sociaux. La justification de cette position repose sur le fait que, durant les premières années de la vie, les connexions neuronales se forment.  

Le cerveau a alors besoin de se familiariser avec les gestes « en présentiel » qui lui serviront de porte d’entrée pour la socialisation. Dre Masi établit un lien entre la consommation virtuelle et l’augmentation des troubles anxieux et des difficultés langagières : « On sait que plus les enfants sont exposés tôt et abondamment, plus le développement des relations sociales est amoindri, aussi nous prenons en considération le fait qu’il y ait un retard de langage, parce que nous ne développons pas des interactions directes (et non sur des écrans), avec des visages humains, comme nous devrions le faire entre 0 et 5 ans. À cet âge, on devrait se former à avoir des relations sociales et de l’empathie. Et si cela est remplacé par des écrans, cela n’a absolument pas les effets positifs que l’on pourrait essayer de nous vendre. » Parmi les effets généralisés à plus long terme, elle inclut aussi la nécessité de simplifier les documents écrits s’adressant aux jeunes et aux moins jeunes, depuis déjà quelques décennies.  

La professeure et chercheuse à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal, Linda S. Pagani, évoque une même forme de « sédentarité » sociale devant l’écran. Celle-ci limiterait les occasions d’essais et erreurs des enfants, particulièrement importantes pour ceux chez qui les habiletés psychosociales et émotionnelles, dont le contrôle de la concentration, de l’impulsivité ou de la constance dans l’effort, ou la simple aptitude à aborder les autres sont moins développées : « Cela amène une certaine sédentarité dans l’approche active qui amène les enfants à dire ”Mon nom est Linda, comment vas-tu?”. Ça fait 30 ans que je suis psychologue. Et aujourd’hui, je vois de plus en plus de jeunes patients devant moi qui n’ont pas de diagnostic ; mais tout le monde dit qu’il y a quelque chose : on se demande si l’enfant est autiste ou TDAH, s’il est déprimé ou anxieux… Mais je regarde cet enfant et je réalise qu’il est seulement vraiment incompétent sur le plan social. »  


Déjà socialisé pour la vie en ligne ?  

Parmi ces autres savoir-être qui tombent un peu dans le vide, Linda Pagani nomme la difficulté d’établir un contact visuel direct ou encore d’adopter une posture et un sourire qui contribueraient à rendre les individus plus attrayants et à inspirer la confiance. Elle remarque aussi que les enfants qui prennent l’habitude de privilégier l’écran comme moyen de communication risquent de perdre de vue la pertinence des efforts de temps et de mobilisation nécessaires pour dépasser les préjugés, les moments plus tranquilles et construire une amitié bien réelle. Pourtant, seuls ces efforts peuvent, à son avis, créer des attachements aptes à franchir les divergences passagères : « Au fond, que font nos amis pour nous ? Un copain, c’est quelqu’un avec qui on passe du temps, c’est quelqu’un qui est là lorsqu’on ne se sent pas bien. Il nous soulage et il nous accepte pour qui nous sommes. »  

Les experts se rejoignent aussi sur l’idée que les relations basées avant tout sur des collaborations dans des jeux vidéo de prédilection n’ont pas de grandes chances de survie dans la cour d’école. De plus, Linda Pagani craint que les jeunes qui ont acquis des compétences à combattre des dragons, durant le confinement, se retrouvent assez peu équipés pour les transférer dans le réel. Et elle en vient donc également à souligner le contraste entre l’apparente facilité de riposter en ligne et tout l’effort nécessaire pour poser ses limites dans la vraie vie ou pour chercher un terrain d’entente, jusqu’à se créer une conception plus juste et nuancée du monde autour de soi : « Mais nous n’apprenons pas la citoyenneté qui nous mènera à notre premier emploi sur le marché du travail, ni comment interagir avec notre premier amoureux. Une fille qui a des interactions avec un garçon en ligne, ça ne lui donne que très peu en comparaison avec une rencontre dans un rassemblement ou un tête-à-tête où il faut se gérer comme il faut. »  

Dre Masi incite les parents à ne pas s’enflammer trop vite non plus à l’idée qu’un « futur Steve Jobs » sommeille dans leur petit bout d’homme et de femme, déjà capable de rester concentré durant des heures devant leur tablette : « Ce n’est pas très compliqué de se servir d’une tablette. On le dit même clairement à Silicon Valley : tout est fait pour que ce soit de plus en plus simple. Ça s’apprend facilement. Il y a très peu de vrais geeks ou de hackers parmi ceux qui sont capables de bien se servir de la technologie. »  


Des conséquences qui s’accumulent  

Et, selon Linda Pagani, une fibre technologique ou des compétences intellectuelles particulièrement développées seraient loin de suffire à préparer au monde de demain : « Ce que nous voyons, c’est que chez des personnes qui ont le même Q.I., les mêmes caractéristiques sur le plan sociodémographique, la même moyenne cumulative pour un diplôme de Harvard, si l’un est plus compétent que l’autre sur le plan social, cela fait un écart énorme dans le futur. »  

Évidemment, cet écart entre les chances d’un enfant socialisé de façon optimale et un autre ne se crée pas en un jour. Et les recherches de Linda Pagani permettent d’observer des résultats cumulatifs chez les enfants exposés précocement aux écrans, qui entraînent des lacunes pouvant les suivre jusqu’à la vie adulte. Pourtant, à l’âge de deux ans, lorsque ceux-ci furent évalués pour la première fois, ils présentaient des potentiels très similaires, statistiquement parlant.  

Ces conséquences peu enviables ne doivent toutefois pas mener directement au désespoir les parents ayant cédé fréquemment aux demandes de leurs enfants en période de confinement. Car, bonne nouvelle, il semblerait que le cerveau des enfants parvienne à une remarquable résilience. Pourtant, le docteur en neurosciences et psychothérapeute Joël Monzée souligne qu’il ne faut  pas négliger les conséquences de la pratique intensive : plusieurs mécanismes du cerveau pourraient alors contribuer au maintien des habitudes néfastes, notamment le dérèglement du cycle du sommeil, particulièrement fragile à l’approche de l’adolescence : « Parce que, comme ils ne sont plus en contact avec la vraie lumière, on se retrouve avec des comportements de type dépressif, comme nous allons retrouver chez un spéléologue qui passe plusieurs semaines sous terre. Le cas le plus dramatique était un adolescent que j’ai accompagné lorsqu’il avait 14 ans. Cela a pris plusieurs années de suivi en neuropsychiatrie et en psychothérapie pour pouvoir arriver graduellement à le ”réajuster”, si on peut dire, au niveau du comportement. Le système s’était complètement défait. »  


Pour le retour à la normale 

Les spécialistes savent que les activités interactives en ligne ne « créent » pas les troubles neurologiques. Mais ils affirment que la quantité des cas diagnostiqués d’hyperactivité ou encore de troubles anxieux et nécessitant une médication n’aurait pas à ce point frôlé la pandémie s’il avait été possible d’encadrer ces habitudes pouvant les aggraver.  

De plus, Laura Masi remarque que, au-delà des individus, la société tout entière commence déjà à porter les séquelles d’une consommation abusive de virtualité, dans ses problématiques et même parfois jusque dans ses valeurs : « Nous créons des gens qui ont une symptomatologie de TDAH : ils peuvent devenir extrêmement impatients, impulsifs, ils ont des problèmes d’attention et sont toujours dans l’occupation, qui est soi-disant mise en valeur dans la société, mais qui ne permet pas d’être efficace, finalement. Le fait de faire 36 trucs pendant son cours, pendant son travail, ce n’est pas comme ça qu’on arrive à des objectifs constructifs finaux qui exigent un effort. » 

Malgré ces symptomatologies qui l’inquiètent, Linda Pagani persiste à croire que les jeunes n’en perdront pas aussi aisément de vue l’attrait que peut représenter pour eux une personne plus apte à se mettre à leur écoute et à inspirer leur confiance : « C’est depuis les hommes des cavernes que nous avons certaines façons de réagir. On ne changera pas cela en 5 ans ni en 30 ans d’Internet. Les humains sont des créatures d’habitudes. Mais la réactivité, la réponse des autres, ne changera pas. Apprécier les compétences sociales fait partie de notre survie. »  

 

Confrontations virtuelles, conséquences réelles  

Donc, l’espace virtuel n’est pas le lieu de prédilection pour l’apprentissage de la socialisation. Mais les conséquences indésirables de la vie en ligne vont bien au-delà de la maladresse, dans la mesure où le monde virtuel valorise certaines formes d’agressivité plus ou moins consciente, et banalise souvent leurs manifestations, qui peuvent toucher cruellement les enfants.   


Accros aux combats en construction  

Plusieurs parents ont déjà assisté à des réactions étonnamment colériques entourant le temps d’écran ou encore des attitudes plus agressives des enfants, durant leurs périodes de jeu. Joël Monzée déclare que celles-ci peuvent s’expliquer biologiquement puisque tout, dans le jeu vidéo, a été créé pour susciter la dépendance. La succession d’images, la musique, jusqu’au mode de récompense, tout y est conçu de façon à stimuler le cerveau en ce sens : « Si je fais un jeu vidéo, j’ai une rétroaction immédiate, qui me dit ”Tu as fait une bonne action” ou ”Tu as fait une mauvaise action”. Une ”mauvaise action”, c’est lorsque tu as perdu. Il faut que tu recommences ton jeu. Une ”bonne action”, tu as gagné, il faut que tu continues… parce que tu veux continuer à avoir du plaisir. Et le problème de cette dopamine, c’est qu’elle est dépendante à la tâche : il y a donc une situation d’habituation. Cela veut dire, par exemple, que c’est comme si vous preniez un morceau de chocolat et que vous aimiez le chocolat. Vous allez laisser fondre le premier morceau dans votre bouche et vos papilles gustatives vont dire que c’est très bon. Le cerveau va donc libérer de la dopamine dans votre zone de plaisir. C’est sa façon de vous dire ”Continue, c’est bon pour toi.” […] Avec le chocolat, on peut ressentir un effet de satiété ou même des nausées, si on en prend trop. Mais le problème, c’est que nous n’avons pas cela avec le virtuel. »  

Le même phénomène s’applique, prévient monsieur Monzée, aux accros de la conversation en ligne, qui attendent impatiemment une réponse et craignent de « manquer quelque chose », dès qu’ils s’éloignent de leur téléphone. Mais cet attrait de l’objet convoité et la forte stimulation de la zone du plaisir (striatum), qui sécrète la dopamine, en viennent à étouffer les signaux des autres « avertisseurs naturels » davantage reliés à l’empathie, au désir de rapprochement ou à l’écoute de nos propres émotions, comme la sérotonine et la noradrénaline. Ainsi, l’insensibilité temporaire de certains toxicomanes peut se comparer à ce que l’on retrouve dans les rapports en ligne, surtout, rapporte ce chercheur, lorsque le contexte d’interaction glorifie la violence : « Je ressens de la frustration, alors je ressors ma méchanceté. Et le striatum va m’encourager parce qu’il sent que je fais une bonne chose. Admettons que Viking m’attaque. Si je commence à penser que c’est peut-être le papa, probablement un mari, et que c’est certainement le fils de quelqu’un, je ne peux pas combattre. Alors il faut que mon cerveau inhibe ce qui fait de moi un être humain empathique et altruiste. Je dois seulement utiliser la partie du guerrier intérieur en moi pour défendre mon village. C’est ce que le virtuel va faire. »  

Joël Monzée, d’abord plutôt enclin à croire aux effets cathartiques du jeu vidéo, a donc changé son fusil d’épaule en constatant les ravages de cette dépendance. Il a aussi vu certains des symptômes de dépendance, comme le besoin d’autogratification immédiate, se poursuivre même lorsque l’écran s’éteint. Une telle propension complique les tentatives de différer la satisfaction jusqu’à l’atteinte d’un objectif : « Je veux le plaisir immédiat. Et pour maintenir ce plaisir immédiat, je ne supporterais pas non plus que d’autres répondent à ma place. Je veux avoir l’attention totale du professeur et des rétroactions continues. Je veux que le professeur m’admire. Parce que lorsque le professeur m’admire, ça libère la dopamine. Je ne supporterais pas qu’un autre l’ait à ma place. Donc, ce n’est pas vraiment que le jeune manifeste de l’agressivité, mais cela perturbe quand même l’activité sociale. »  


Des générateurs de stéréotypes  

Laura Masi rajoute que ce phénomène accentue la propension à l’impulsion ainsi que les forts besoins d’identification et de reconnaissance durant l’adolescence. Et si, dans les jeux vidéo, le combat se livre contre des ennemis imaginaires, dans les réseaux sociaux, ils s’éveillent avant tout contre ceux qui, par leurs opinions ou leur manière d’être, ne semblent pas exactement correspondre à nos allégeances : « Le fait d’être directement en contact avec les autres personnes, ça favorise l’empathie, les rencontres et les débats. Et c’est là que nous découvrons que ce n’est pas parce que l’on est d’une origine différente, ou d’une sexualité différente, que l’on est monstrueux, alors que lorsque l’on est derrière son écran, on se gargarise dans son groupe avec ses idéaux. Et quand on est adolescent, parfois, on peut être un peu plus extrême. À cet âge, au niveau frontal, c’est un peu plus hypertrophié. »  

Les jeunes que rencontre Laura Masi se donnent aussi beaucoup de mal à se créer une image qui susciterait l’adhésion et qui rivaliserait avec les idéaux inaccessibles de la toile : « Beaucoup de jeunes filles vont déjà se préoccuper de leur apparence dans la vie réelle. Mais dans les médias sociaux, cela va faire en sorte que l’on va être mis en valeur dans les photos et les vidéos. On sait que, maintenant, on va demander beaucoup plus d’opérations esthétiques pour être mieux dans la vie réelle, pour que cela colle bien dans les selfies, pour correspondre à un idéal. En fait, ce que l’on veut, ce sont des ”Like”. Cela devient vraiment un but pour certaines personnes. C’est comme ça que l’on a l’impression d’exister. »  


Anonymement vôtre  

Les jeunes réagissent aussi devant une technologie de l’immédiateté qui, aux dires de Joël Monzée, ne contribue pas non plus à tempérer les gestes que l’on pourrait regretter par la suite : « La différence, c’est qu’avant, un jeune qui était tout seul dans sa chambre, à la rigueur, pouvait écrire une lettre, décharger sa frustration ou sa méchanceté ; et il y avait tout un délai entre le moment où il mettait la lettre dans l’enveloppe, la cachetait et allait la porter à la boîte aux lettres du quartier. Aujourd’hui, on est frustré et on décharge tout de suite. »  

Laura Masi pense également que de pouvoir envoyer les messages de façon plus anonyme et de ne pas voir l’effet de ses propos sur la personne réduisent la propension à se laisser toucher et à faire appel à l’empathie en cours de route : « Les adolescents demandent souvent aux autres de leur donner leur accord, mais là, avec les médias sociaux, ça devient exponentiel. Et puis, en plus, il y a des critiques. Il y a toujours des gens qui sont méchants et qui vont critiquer. Cela va aussi atteindre la problématique de la cyberintimidation. Et cela est d’autant plus amplifié que ça vient même des inconnus qui vont commenter notre physique ! »  

Se retrouver en compagnie de plusieurs individus renchérissant les critiques envers une personne peut parfois accroître l’impression de s’associer dans une « cause juste » dans leurs attaques. Ces mécanismes d’intimidation ressemblent à ceux qui se produisent en personne, mais ici, précise Laura Masi, les victimes voient leurs possibilités d’échappatoires fort réduites : « Avant, il y avait le repère protecteur de revenir à la maison ou de sécher les cours. Maintenant, ce que l’on dit, c’est que c’est un des gros facteurs amplificateurs délétères : c’est que cela devient complètement envahissant. Les gens reçoivent des tonnes de messages insultants et dénigrants. Et ça va jusque sur leur cellulaire et dans leur lit, lorsqu’ils ouvrent leur cellulaire le matin. C’est ce côté sans limites qui devient complètement étouffant. »  


Un billet vers le « Grand méchant monde »  

Et cette réalité « qui nous suit partout » est plus oppressante que jamais, remarque Joël Monzée. Depuis le début de la pandémie, rappelle-t-il, le discours officiel s’adressant à tous les âges, à propos des risques du virus et des complots qui nous manipuleraient, contribue à rendre notre représentation de la réalité quotidienne terrifiante : « On est en train de créer l’idée que le monde est méchant, que le monde est dangereux, que mon voisin pourrait me dénoncer ou me donner un virus qui pourrait me tuer ; et si ça ne me tue pas, je pourrais tuer ma grand-mère en attrapant le virus ! On est donc en train de construire une idée du monde extérieur qui est extrêmement dangereuse. »  

Mais la pandémie n’est pas le seul ennemi qui donnerait envie de réagir par la fuite et l’isolement. Or, ce retrait est aussi une stratégie que les enfants anxieux sur le plan social aspirent à adopter, plutôt que de combattre concrètement ce qui les hante. L’expérience de Laura Masi tend déjà à confirmer ce cercle vicieux du retrait social : « Nous, justement, en pédopsychiatrie, on a beaucoup plus tendance à voir des jeunes qui ont des troubles de l’anxiété sociale, des TDAH, ou des troubles neurodéveloppementaux, qui vont déjà être maladroits socialement et qui vont s’enfermer dans ce genre de ”relation sociale”. »  

Mais Laura Masi apporte une lueur d’espoir à ce sujet : il semblerait que même les plus anxieux d’entre eux en soient arrivés à un point où ils ne demandent rien de mieux que d’affronter les risques de la vie réelle pour répondre à leur besoin de socialisation : « Et si on regarde nos jeunes les plus poqués, finalement, il y a aussi ce besoin de relations sociales. En plus, il y a beaucoup de situations psychosociales qui font que c’est plus compliqué à la maison. »  


Autour des écrans, les cadres parentaux  

Comme dans toute chose, assurent néanmoins les chercheurs, certains jeunes sortiront de la période d’exposition plus intense aux écrans du confinement sans trop d’égratignures alors que d’autres éprouveront plus de détresse. Et entre ces deux extrêmes, plusieurs facteurs, dont la présence parentale, jouent un rôle fondamental.  


Ne pas seulement pointer l’écran  

Bien que l’on sache que la vulnérabilité naturelle de certains jeunes peut accroître l’usage des technologies virtuelles, on ne peut pas en déduire pour autant un diagnostic de la présence de certains symptômes, si dérangeants soient-ils. Et cette obligation d’explorer des causes précises à tâtons constitue aussi le lot des professionnels, admet Joël Monzée, puisque le déroulement de la vie quotidienne, à l’école ou à la maison, demeure souvent un grand inconnu : « C’est parfois plus simple d’imaginer qu’il y a trouble neurodéveloppemental que de voir comment les conditions dans lesquelles le jeune se développe sont problématiques et sont à l’origine d’un certain nombre de problèmes. Sinon, comment voudriez-vous expliquer qu’il y a 23 % de jeunes qui, à un moment ou à un autre, ont reçu un diagnostic de TDAH ? Ce n’est pas parce que je suis agité que je suis hyperactif pour autant au sens psychiatrique. »  

Ce dernier souligne toutefois l’importance de ne pas tout mettre dans le même panier et de distinguer le temps consacré à l’écran pour les devoirs, ou encore à une conversation en direct par Zoom d’un jeu en ligne ou d’un clavardage qui n’en finit plus.  

Joël Monzée assure aussi que, même si on a parfois l’air un peu dépassés par les technologies auprès des jeunes, les parents demeurent néanmoins habituellement beaucoup mieux placés que les répertoires d’émojis pour aider les enfants à y voir plus clair entre les émotions qui les chamboulent et les rivalités de cour d’école virtuelle : « Nous avons déjà vécu de belles et de moins belles relations. Cela ne nous a pas empêchés de faire des conneries ou de faire des choses qui ont peut-être blessé quelqu'un lorsque nous étions adolescents. Mais le fait d’en avoir conscience, en ayant eu mal ou en voyant le mal que nous avons fait, fait en sorte que si nous avons une relation saine et sereine avec notre préadolescent ou notre adolescent, cela va nous permettre de dire ?Je comprends que lorsque tu es frustré, tu as envie de faire ceci ou cela. Mais est-ce que tu te rends compte de ce que cela peut avoir comme impact ?” »  


Encadrer avec modération  

Une fois que l’on a décidé de s’autoriser à jeter parfois un œil aux relations en ligne des enfants, jusqu’où aller et comment intervenir ? Vous avez l’impression d’entrer en terrain miné lorsque vous abordez ce sujet ? Au moins, vous pourrez vous dire que vous n’être pas seul. Rares sont les points sur lesquels les experts révèlent autant de divergences.  

Joël Monzée, par exemple, entrevoit dans la possibilité de revenir sur les courriels et les conversations en ligne une bonne façon de dissoudre bien des malentendus. Il s’agit aussi, à ses yeux, d’un moyen de saisir le contexte d’un conflit qui afflige leur enfant ou même de l’aider à mieux comprendre la portée de ses propos : « Dans une situation où mon adolescent envoie un message qui est rude et que je le lui montre en disant ”Vois-tu ce que tu m’as écrit, il y a deux jours ? Est-ce que c’est ce que tu as envie d’avoir comme relation avec moi ?” J’utilise le message pour amener le jeune à retrouver le lien avec moi. Je ne suis pas dans une menace ni dans une lutte ou un abus de pouvoir avec lui : je suis dans un dialogue qui permet d’amener le jeune à prendre conscience de ce qu’il peut écrire de temps en temps. »  

En revanche, Laura Masi ne cache pas qu’elle trouve que ces modèles de communication, qu’elle décrit comme « plutôt inquisiteurs », ne sont peut-être pas les plus favorables à transmettre aux enfants.  

Les différents chercheurs et cliniciens s’entendent toutefois pour dire que les parents qui décideraient, au terme de cet article, de prendre sévèrement en main le contrôle de la vie virtuelle de leurs enfants pourraient passer un bien mauvais quart d’heure. Le fruit de quelques décennies de recherche de Linda Pagani l’amène aussi à conclure qu’un encadrement trop leste tout comme un encadrement trop serré risquent de mener à des comportements délinquants, surtout si la contrainte apparaît du jour au lendemain. Voilà pourquoi elle encourage fortement les parents à manifester très tôt à leurs enfants un intérêt global pour ce qu’ils vivent : « Si on commence très tôt, lorsqu’ils arrivent à 13, 14, 15 ou 17 ans, et qu’on leur demande ?Je veux savoir comment se passe ta vie. Qu’es-tu en train de faire en ce moment ?”, ils ont beaucoup moins tendance à résister. Leur rébellion est moins forte parce qu’ils ont toujours été supervisés de façon affectueuse. »  


Les parents, ces écrans protecteurs  

Laura Masi rejoint madame Pagani dans l’idée qu’il est un peu tard, arrivé à l’adolescence, pour aller fouiner un peu partout dans la chambre ou espionner sur la ligne. Elle incite plutôt les parents à privilégier une approche basée sur l’évaluation des risques, un peu comme pour prévenir les dérives avec les stupéfiants, la sexualité, la conduite automobile. Et aux parents qui craindraient les foudres de leur enfant en annonçant la supervision de leur Messenger Kids, celle-ci rappelle que la plupart d’entre eux, avant l’âge du cellulaire, ont probablement commencé par utiliser le téléphone fixe dans la cuisine, sans en être sortis traumatisés pour autant.  

Pour bien sonder les risques avec leurs enfants, les parents ont toutefois tout avantage à s’assurer de bien les connaître. Et Linda Pagani a appris que, même pour un adulte, distinguer les droits d’accès restreints aux intimes de ceux dont les données risquent de s’épivarder quelque part, dans la blogosphère, ne relève pas toujours de l’évidence : « Lorsque j’ai fait mon compte Instagram, je l’ai fait en public, en pensant que c’était correct. J’avais toutes sortes de messages qui me provenaient d’inconnus. Alors, imaginez un jeune qui a des messages d’inconnus qui prétendent être des jeunes ou des amis de leurs parascolaires. Aujourd’hui, Internet est comme une grande ville. Je me suis fait dire cela par des policiers. »  


Une question de moindre mal  

L’idée n’est pas de substituer le virtuel au réel, mais de s’accommoder à la situation du moment. Cela peut mener à un peu plus de téléconférences. Joël Monzée pousse le principe jusqu’à supposer qu’il vaut mieux retrouver le sourire et une source de valorisation auprès d’enfants qui ne partagent pas la même cour d’école que de sombrer dans l’isolement le plus total, s’il n’a pas encore réussi à trouver sa place parmi les autres élèves.  

Et même Laura Masi, malgré toutes ses inquiétudes concernant les enfants qui se retrouvent en condition précaire durant la pandémie, admet que les jeunes peuvent parfois dégoter en ligne des sources de soutien auxquelles ils n’auraient pas pu avoir accès autrement, pour aborder des sujets délicats comme leur santé, leur identité ou leurs pratiques sexuelles. En temps de pandémie, plusieurs organismes communautaires ont aussi converti leur groupe de soutien au format en ligne pour continuer d’offrir de l’appui entre pairs. Notons que les jeunes en train de découvrir leur orientation sexuelle ou leur identité de genre, et même ceux qui combinent des questionnements sur les façons de bien vivre à la fois leur orientation sexuelle et des défis de santé mentale, bien que souvent marginalisés dans la vraie vie, sont particulièrement gâtés, en ce moment, au Québec.  

Laura Masi en vient également à la conclusion que le nœud du problème et sa solution ne se cachent pas tant dans la consommation de produits virtuels que dans les contraintes orientant les enfants vers l’inaction : « Il ne faut pas non plus tomber dans l’autre extrême : parler à ses amis en ligne en temps de pandémie, avec des règles claires, ça ne mène pas à arrêter sa vie non plus. C’est vrai que c’est difficile, en contexte de pandémie, d’avoir autre chose. Mais cela n’empêche pas que l’on peut développer d’autres intérêts. »    

Et cela est loin d’être le propre de la relation problématique avec l’écran puisque toutes les dépendances, explique cette psychiatre, reposent à peu près sur le même processus. Alors, propose-t-elle, avant de simplement penser en termes d’inquiétude et d’interdits, passer quelques heures à tourner les pages d’un livre ou à brasser les dés en famille constitue déjà un premier antidote. Et la petite promenade « pour les besoins du chien » constituera un pas de plus pour répondre aussi aux besoins de l’enfant.  

 

Lectures recommandées :  

-  Un livre-choc préfacé par Linda Pagani : Enfants difficiles, la faute aux écrans ? de Victoria Dunckey, paru en 2020 aux éditions Écosociété (416 pages)  

-  Un coup de cœur commun de nos trois experts : TV Lobotomie La vérité scientifique sur les effets de la télévision, de Michel Desmurget, paru en 2011 aux éditions Max Milo (320 pages)  

-  Collectif sous la direction de Joël Monzée : Soutenir le développement affectif de l’enfant, paru en 2014 aux éditions Card