Rien à perdre à jouer durant les fêtes

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Date de publication

dimanche 13 décembre, 2020

Vous n’osez pas trop proposer un jeu en famille, parce que vous trouvez vos plus vieux encore jeunes pour une longue partie de Monopoly, ou parce que l’idée de vous mettre à quatre pattes avec votre plus jeune à jouer avec Monsieur Patate ne vous enchante guère ? Voilà les pires excuses, plus vraiment à l’ordre du jour, pour s’empêcher de s’amuser. Aujourd’hui, il suffit d'aller dans une boutique de jeux pour se faire bombarder par un choix de couleurs, de durées, de thématiques, de stratégies. Vous pouvez même décider de la partie du cerveau que vous voulez stimuler.


Nos héros du jour :

  • Olivier Hamel, bibliothécaire scolaire et conseiller en jeu au Centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys csmb.qc.ca
  • Sylvain Trottier, consultant blogueur chez Ludologue ludologue.ca
  • Jean-Charles Dorais, responsable aux communications chez Fox Mind foxmind.com/fr
  • Isabelle Deshaies, professeure spécialisée en soutien aux apprentissages au préscolaire à l’UQTR

     

LE JEU GAGNE DU TERRAIN

Grâce à l’imagination débordante des créateurs, le jeu dépasse maintenant toutes les frontières, même celle des âges. En effet, alors qu’auparavant nos placards ne contenaient que des jeux réservés aux enfants et quelques échiquiers ou jeux de cartes pour les grands-parents, on en trouve une multitude conçus pour que les générations s’amusent autant les unes que les autres, autour d’une même table.

La chance d’acheter québécois

Selon Sylvain Trottier, en contexte de crise ou de pandémie, l’industrie du jeu, déjà bien portante, aurait encore vu son nombre d’adeptes s’accroître. Et son succès contribue à une offre de plus en plus variée et beaucoup plus accessible financièrement qu’une soirée au cinéma : « Le jeu de société profite généralement des crises, parce que c’est un produit que l’on achète habituellement une fois et que l’on peut réutiliser ?à l’infini”, qui incite à se réunir en famille ou entre amis, à la maison, donc, sans faire de sorties. »

Qui plus est, nous avons le privilège de nous trouver dans un secteur-clé sur la carte des gros joueurs mondiaux. Jean-Charles Dorais, chez Fox Mind, une entreprise de jeux d’ici qui se spécialise dans l’offre familiale, mentionne que le Québec se retrouve dans une position d’autant plus avantageuse qu’il se situe au point de rencontre des jeux plus stratégiques en provenance d’Europe et des jeux plus festifs qui enthousiasment les Américains. L’atout majeur de ce foisonnement pour la clientèle d’ici, que cite cet expert, serait cependant l’éventail croissant de cafés, de blogues, de magazines et de boutiques ludiques qui ne demandent rien de mieux que de contribuer aux choix.

Un espace imaginaire, juste à nous

Un autre grand avantage du jeu de société qu’évoque Olivier Hamel est l’occasion qu’il offre de décrocher un peu de ses écrans pour se retrouver en famille. Il a remarqué, bien avant la crise, la difficulté des parents de sortir de la routine métro-boulot-techno, avec leur téléphone portable… et la tendance des enfants à les imiter. Selon lui, réapprendre à s’approcher de ceux qui nous entourent, à lire l’expression de leur visage et à reprendre les rênes du jeu, répond à un besoin imminent de se trouver des moyens de communication moins propices à la cyberdépendance.

Bien sûr, des cas comme Twister permettent d’intégrer un élément moteur. Toutefois, même pour le jeu sur table, les éléments concrets gardent leur importance, surtout pour attirer les plus jeunes. Ils leur offrent même une occasion d’utiliser les pièces pour s’inventer des histoires ou des joutes à leur façon. De même, lorsque Olivier Hamel présente ses jeux, dans le cadre de son travail de bibliothécaire, il y fait appel comme un produit culturel, où la possibilité de choix est un peu plus vaste qu’en tournant simplement les pages d’un livre : « Il y en a qui ne jurent que par la littérature pour favoriser le développement des capacités intellectuelles et l’imagination des enfants. Mais pour moi, le jeu, c’est avant tout une histoire. »

Entre le virtuel et la table, la ligne est mince !

Pourtant, l’univers magique qui les rassemble ne cesse pas forcément d’exister après la fin de la partie. Et Olivier Hamel constate que les univers de jeux vidéo suscitent l’édition de produits dérivés permettant de poursuivre dans le même esprit, à travers d’autres contextes. Inversement, les jeux de table inspirent leurs lots de romans ou de jeux vidéo : « Ça peut être des personnages de fantaisie qui évoluent dans des donjons. Tous ces personnages vont se retrouver dans différents supports matériels que le consommateur peut se procurer. C’est-à-dire qu’on a les jeux de société plateau, les livres, les B.D., les livres dont vous êtes le héros, des livres jeux, des jeux vidéo tablette… ce n’était pas le cas avant. »

Jean-Charles Dorais explique que le contexte actuel a même poussé les créateurs à concevoir ou à adapter des jeux où le petit dernier brasse les dés, pendant que grand-papa et le cousin en région peuvent participer à l’aventure en téléconférence : « C’est un nouvel aspect à considérer. Il y a des jeux comme les quiz qui n’exigent pas une grande proximité physique, mais il y en a aussi de plus en plus où chaque personne a simplement besoin de crayons, de papiers. Il devient facile pour chacun d’imprimer sa fiche de jeu et ensuite, avec sa caméra, de filmer le jeu en cours. » Certains jeux d’évasion comme Immersia ou Défi évasion ont même décidé de recycler leur formule en ce sens.

Passer le savoir, en douce…

Bien sûr, l’accès à un beau jeu, possédant tout ce qu’il faut pour faire rire et rêver, ne signifie pas pour autant que les parents doivent renoncer à profiter de la partie pour transmettre quelques connaissances. Maintenant, avec des jeux basés sur les échanges de ressources ou les stratégies, les notions portant à l’ouverture sur le monde sont devenues monnaie courante, assure Sylvain Trottier : « Il y a bien sûr des jeux de connaissances, mais il y a aussi des jeux où, par exemple, tu as une carte du monde ; alors si je dois l’utiliser pour jouer, indirectement, j’apprends où sont les différentes villes que j’ai besoin de connaître. Ce sont des apprentissages plus cachés, mais ça touche les mathématiques, l’optimisation, les apprentissages de socialisation ou encore de communication. »

L’approche ludique motive tout le monde à se mettre à table pour apprendre, davantage qu’une série de devoirs. Le principal intérêt mentionné par Jean-Charles Dorais, en ce qui a trait à l’apprentissage, reste cependant que le résultat d’une réponse imparfaite mène souvent plus directement au désir de se dépasser, sans écorcher aussi brutalement l’ego : « Nous pouvons appeler cela un défi, mais le principe, c’est que l’enfant ou le parent va vouloir jouer en se demandant s’il parviendra à être plus rapide, la prochaine fois, s’il a la même carte. Nous voulons donc que les personnes développent des habiletés en rejouant et en se fixant des objectifs, mais qui ne sont pas des objectifs sur papier, qui feraient que l’on se sentirait comme perdant ou que l’on n’est pas bon si on ne les atteint pas. »

Un jeu pour chaque heure du jour

Olivier Hamel a toutefois appris que l’enfant n’est pas toujours aussi enclin à accepter un échec et à en tirer des leçons. Il suggère d’ailleurs d’éviter les moments de fatigue, ou encore ceux où l’excitation se fait sentir, pour se lancer dans de grands jeux de stratégie : « Trois ou quatre jeunes garçons ou jeunes filles qui sont surexcités parce qu’ils ne se voient pas souvent : ce n’est pas le temps de mettre l’accent sur un jeu de société. On peut y aller avec un jeu d’adresse. »

Et si, inversement, l’enthousiasme grimpe un peu trop au cours de la partie, jusqu’à faire appréhender le moment d’envoyer tout le monde au dodo, Jean-Charles Dorais révèle que l’industrie du jeu a pensé à quelques solutions pour faciliter la vie des parents : « Il y en a qui gagnent en popularité, même parmi les patiences et les jeux plus tranquilles ou plus lents. Parce que certaines personnes jugent que le jeu de société peut être stressant, à cause de la pression de gagner ou de performer. Dans la catégorie jeunesse, il y a même des jeux qui sont conçus pour être joués avant de dormir. »

 

 

EN QUÊTE DU JEU IDÉAL

Donc le choix se fait sentir… jusqu’à l’embarras. Mais l’embarras, justement, plusieurs parents voudront y échapper. Alors, comment trouver l’activité qui correspondra aux goûts, à l’âge de chacun et aux dynamiques de chaque famille ?

Avant 4-5 ans : une case à la fois

Avant que votre enfant atteigne 5 ans, vous pourrez dégoter pour lui des jeux de bois ou de plastique, hauts en couleur, qui ont constitué les points saillants de votre propre enfance… mais vous amuseront sans doute beaucoup moins, maintenant que vous êtes adulte.

Pourtant, explique Jean-Charles Dorais, à cet âge, ces apprentissages moteurs restent fondamentaux, en attendant d’avoir acquis les aptitudes pour respecter les règles et l’ordre d’un jeu : « Si la séquence d’action est très simple, c’est-à-dire que je bouge un pion, j’avance d’une case et c’est tout, nous savons que nous pouvons nous adresser à un public très jeune. Mais si la séquence d’action demande à la personne de bouger son pion, de piger une carte, puis de tourner un panneau, cela fait en sorte que le jeu devient beaucoup plus difficile et exige soit l’aide d’un parent, soit d’être un peu plus vieux pour pouvoir jouer. »

Le hasard occupe beaucoup de place dans certains jeux, basés davantage sur l’action que sur des décisions complexes. Des parents s’étonneront de voir leurs enfants, encore dans la pensée magique, tirer autant d’orgueil d’un simple résultat de coup de dés. Toutefois, pour augmenter l’intérêt du jeu, dès 7 ans, Sylvain Trottier suggère un jeu où de petites décisions contribuent à la victoire : « Il n’a pas besoin d’avoir mille choix, options ou possibilités : mais seulement le fait de pouvoir décider s’il avance son pion à gauche ou à droite, c’est déjà beaucoup plus que de lancer le dé et laisser le dé décider. »   

Dès 7-8 ans : un adversaire en devenir

Sylvain Trottier assure toutefois que, dès 7-8 ans, les enfants parviennent à participer à des jeux auxquels les adultes prennent un réel plaisir. Bien sûr, toutes les finesses stratégiques ne s’acquièrent pas en un jour. Mais là comme ailleurs, constate-t-il, c’est souvent en forgeant que l’on devient forgeron : « Beaucoup de jeux qui sont classés huit ans et plus sont des jeux que je fais parfois jouer à des groupes constitués seulement d’adultes. Les enfants embarquent parce que le jeu est stimulant pour des adultes aussi. Les enfants peuvent même parfois comprendre un jeu mieux que certains adultes. À partir de là, c’est surtout une question de bagage ludique, dans le sens où, et je l’ai beaucoup vu parce que j’ai fait beaucoup d’animation auprès des familles, il y a des familles pour qui le jeu est beaucoup plus intégré. »

Et même si certaines activités, en apparence un peu trop simples, reviennent plus souvent qu’à leur tour, les parents et les passionnés de jeux rencontrés affirment avoir un réel plaisir à jouer avec les enfants, une fois qu’ils ont accepté que ce qui peut fasciner les enfants durant une partie ne soit pas le côté stratégique qui retient l’attention des adultes. Jean-Charles Dorais cite à ce sujet le fonctionnement du jeu Bermuda pirate : « Donc, ce que l’enfant va vouloir faire, c’est pousser son bateau, aller sur une île, chercher un trésor, et être un pirate. Pour l’adulte, cet aspect ludique est intéressant aussi, mais ce qu’il va aller chercher, ce sont les chemins qu’il peut prendre pour être plus rapide. Il se demande comment éviter les pièges et aller plus vite que son adversaire pour gagner. Cette subtilité se gagne avec l’âge et avec le temps. Donc, les deux groupes d’âge sont capables d’apprécier le jeu… différemment. »

Pourquoi ne pas collaborer ?

Le marché propose aussi de plus en plus de jeux où les joueurs s’unissent contre un ennemi imaginaire, dans une quête ou une épreuve commune. Isabelle Deshaies, qui a réalisé sa thèse de doctorat sur l’intervention par le jeu, remarque que ces exercices collaboratifs parviennent à susciter l’implication des enfants qui réussissent généralement moins bien à l’école ou en contexte de performance. Ils semblent ainsi profiter d’un cadre où les conséquences de se tromper sont réduites et où l’enthousiasme des autres donne envie de se reprendre : « Dans un jeu où nous allons travailler davantage la séquence d’histoire avec un enfant, même si l’enfant a, par exemple, des troubles de langage ou qu’il a plus de difficultés sur le plan du vocabulaire, il va quand même se risquer à jouer, peut-être à un degré différent d’un autre enfant, mais il va quand même participer. »

Il faut cependant savoir que le simple fait de proposer un jeu collaboratif ne suffit pas toujours à susciter l’écoute attentive et l’équité. Un ou quelques joueurs trop enthousiastes y prennent parfois le devant de la scène, de façon plus ou moins consciente, et ce, même chez les adultes. L’imposition de tours, pour que chacun puisse donner une réponse, ou toute autre formule pour garantir un réel consensus gagnent alors à être mises de l’avant.

Certains concepteurs ont même prévu le coup en créant des jeux collaboratifs où chacun possède des informations secrètes, rapporte Sylvain Trottier : « J’ai des informations, soit des informations différentes sur la façon dont est fait le jeu ; tu ne peux pas savoir tout ce qu’il te faudrait connaître pour réussir le jeu, alors il faut que nous travaillions ensemble. » Une telle solution peut s’avérer particulièrement pertinente dans les familles où l’on sait que le plus jeune ou la plus rebelle éprouve souvent de la difficulté à se faire entendre.

Le compétitif sait défendre son rang

Rien n’empêche malgré tout de stimuler cette envie de cheminer ensemble jusqu’à la victoire en y mêlant quelques aspects compétitifs, par exemple la confrontation de deux équipes, ou en mettant en vedette un joueur ayant brillé par son esprit collaboratif à la fin de la partie.

Jean-Charles Dorais croit toutefois qu’il ne faut pas négliger les atouts des jeux compétitifs dans le développement des enfants. Bien sûr, les parents, et même la société tout entière, aspirent à ce que les nouvelles générations sachent collaborer. Mais, comme la compétition et la nécessité de solliciter sa débrouillardise continuent de faire partie de la vie, il vaut mieux, à son avis, trouver un espace protégé pour s’y frotter : « Un jeu compétitif peut avoir une variante collaborative si nous voulons éviter les chicanes. Mais mon avis personnel, c’est que nous tentons d’éviter quelque chose qui est inévitable au bout du compte. Si les gens ne l’expérimentent pas dans nos jeux, ils vont faire l’expérience ailleurs, que ce soit dans d’autres jeux ou dans d’autres moments de leur vie. »

Donc, entre la simplicité et l’appel à la spontanéité des jeux de hasard, et l’intérêt, sur le plan cognitif et social, des jeux plus stratégiques ou collaboratifs, le cœur balance-t-il toujours ? Voilà peut-être le signe que plutôt que de chercher le jeu idéal, dans l’absolu, il vaudrait mieux commencer par observer les jeunes joueurs à qui on le destine. Il s’agit, du moins, incontestablement de la première étape, pour Olivier Hamel et Sylvain Trottier lorsqu’ils tentent de conquérir leurs jeunes joueurs : combien sont-ils ? Sont-ils unis par une passion commune ? Les courses de voitures ou les dinosaures, par exemple ? Qu’est-ce qui les attire dans le dernier jeu vidéo dont ils ne peuvent plus se passer ?

 

LES STRATÉGIES POUR UN MOMENT RÉUSSI

On a beau rêver de moments magiques, les parents doivent souvent faire leur bout de chemin pour s’assurer que la féérie ludique demeure à la hauteur de leurs attentes. Et il faudra sans doute un peu de pratique pour que les copains ou les frères et sœurs parviennent à  développer des liens assez forts pour s’amuser seuls et dépasser la rage de perdre.

Passer de parent à maître de jeu

Malgré sa passion pour le jeu de table, Olivier Hamel n’a jamais cru judicieux de simplement remplacer la tablette de ses filles par des dés, lorsqu’il veut que celles-ci s’amusent loin de son regard. Au contraire, il veille toujours à expliquer les règles initiales et garde un œil ouvert, tout au long de la partie. Les conseils de Sylvain Trottier abondent aussi dans ce sens : « Entre adultes, en règle générale, nous sommes capables de nous raisonner et de nous dire que l’on ira voir ce qui est écrit dans le règlement. C’est le règlement qui va trancher, et si l’on ne trouve pas la réponse, on décidera ensemble ce que l’on veut faire, ou on va aller voir sur Internet. Mais les enfants n’ont pas tous ces outils à leur portée. Ils n’auront pas le réflexe d’aller lire la règle. C’est pour cela qu’au départ, je pense que l’adulte doit bien prendre le temps d’expliquer le jeu à son enfant. Ensuite, des enfants peuvent faire la passation d’information, mais c’est sûr qu’entre enfants, ça peut devenir un peu plus tendu. »  

Selon ces deux experts, une erreur des plus courantes que feraient alors les parents serait de ne pas prendre le temps de lire les règlements, de les comprendre et de penser à des façons de les communiquer simplement. Et cette règle s’impose, à l’avis de Sylvain Trottier, même pour les jeux en apparence les plus simples : « Parce que si c’est confus ou que l’on oublie des éléments importants, cela risque de laisser les autres dans une expérience pas forcément agréable. C’est tout un travail de bien expliquer les règles de jeu. La première fois, ce n’est pas forcément facile, mais l’idée, c’est d’expliquer d’abord l’objectif : ?Nous sommes des aventuriers et nous voulons trouver un trésor perdu.” À partir de là, on a déjà planté le décor. Ensuite, nous pouvons expliquer comment on pourrait faire pour arriver là, et découper cela étape par étape. »

Les jeux simples avant les complexes

Ce ludologue professionnel indique qu’en plus des livrets, les parents peuvent trouver des tutoriels sur le Web ; il pousse le zèle jusqu’à suggérer de simuler seul une partie avant de s’y lancer, afin de s’assurer d’en maîtriser les règles. Mais il insiste surtout sur l’avantage de commencer par des jeux plus simples avant de partir dans des aventures plus complexes et parfois plus longues. C’est d’ailleurs, à son avis, en jouant et en rejouant que l’on développe les réflexes qui permettront de comprendre plus rapidement les prochains jeux : « On va se rappeler que l’on a vu la même mécanique ailleurs. Donc, si j’explique un jeu et que les gens ont déjà joué à quelque chose qui ressemble, je vais pouvoir leur dire : ?Vous allez voir, ça ressemble un peu à ce jeu-là.” Alors là, ils ont déjà une idée de ce qui va se passer. »

Olivier Hamel prévient aussi que, bien qu’il soit difficile de résister à l’achat d’un nouveau jeu rempli de formes et de couleurs fascinantes, il faut savoir que les jeunes enfants et les petites ou trop nombreuses pièces ne font pas bon ménage : « C’est inévitable, la boîte va finir par se renverser. On va se retrouver avec des pièces partout et si on ne les retrouve pas, le jeu ne pourra pas fonctionner. Tu peux aussi avoir la voisine de table qui part avec une pièce dans les poches : ça arrive régulièrement. Ils ne savent pas pourquoi, mais ils le font. Il est donc préférable de trouver un jeu où l’on puisse cerner tous les éléments et les mécanismes sur le plateau. Il faut que l’on puisse garder le contrôle. »

Une autre raison fondamentale, pour le parent, de rester à proximité des jeunes joueurs, selon Jean-Charles Dorais, est de tâter le pouls des joueurs, de saisir les signes d’impatience avant que les tensions n’éclatent trop ouvertement : « C’est facile chez un enfant. Il n’y a pas trop de subtilités à ce niveau-là. Nous sentons la colère. Même si le jeu n’est pas terminé, et que nous jouons dans un groupe où il y a plusieurs enfants. Si un enfant révèle, par ses gestes, qu’il est frustré, on va voir qu’il prend les cartes ou les pions de façon violente. Mon conseil est de ne pas laisser cela s’accumuler. On peut dire : ?Nous allons prendre deux ou trois minutes de pause” et expliquer : ?Ici, le but du jeu n’est pas la victoire. Ce n’est pas grave. On est ici avec des amis pour s’amuser.” »

Un dé, deux poids, deux mesures

Donc, le respect des règles, c’est bien, mais aucun des experts interrogés n’encourage à le faire passer avant la finalité du plaisir. Et rien n’empêche de s’entendre pour les adapter à l’agrément des joueurs. Afin de pallier le besoin des adultes de se compliquer la vie, Fox Mind a conçu des jeux où chaque carte propose un choix d’épreuves ou des questions nivelées selon l’âge, les connaissances ou l’habileté des joueurs. Mais les solutions adaptatives ne se cachent pas toutes au fond des magasins.

La solution la plus commune pour assurer l’équité avec les jeunes joueurs demeure de commencer par des parties à jeu ouvert, tout en gardant un peu de retenue sur nos conseils afin de ménager la fierté des participants débutants. Sylvain Trottier confie également aux plus jeunes des responsabilités comme celle de distribuer les cartes, afin de leur permettre de prendre une part plus active à ce qui les entoure ; il leur offre même accès à une carte ?frime” : « Si, à un certain moment, l’enfant se rend compte qu’il a fait une erreur en jouant ou qu’il voudrait faire quelque chose qui ne lui semble pas possible pour le moment, nous le laissons faire parce qu’il a son joker enfant. Il n’a pas les mêmes capacités cognitives qu’un adulte, ce qui est normal. »

La chercheuse Isabelle Deshaies souligne aussi que cette souplesse face aux règles se joue dans les deux sens et permet aussi parfois d’échapper à l’éternelle partie de cachette ou de bataille pour évoluer graduellement du connu vers un peu de nouveauté, ou encore, pour intégrer de nouvelles notions d’apprentissage à ce qui apparaît comme un jeu bien maîtrisé, où chacun semble sûr de lui : « Lorsque nous jouons à la cachette, nous sommes toujours dans le domaine physique. Nous nous cachons, nous avons du plaisir, c’est correct. C’est agréable, mais ça peut l’être aussi de faire des jeux langagiers. Nous pourrions aussi continuer de jouer à la cachette, mais en modifier les règlements. Par exemple, lorsque je te trouve, tu pourrais être obligé de dire un mot qui rime avec telle chose. »

Une question de contrat social

Ces quelques modifications de fonctionnement élargissent alors le spectre des possibilités. Pour plus de liberté encore, Olivier Hamel a pu mettre la main sur quelques guides de jeux de rôle, avec princesses et chevaliers, adaptés aux 7 ans et plus.

Isabelle Deshaies reconnaît la pertinence du jeu de rôle. Par contre, elle déconseille les jeux où le bluff semble un outil essentiel au plaisir, puisque avant l’adolescence, il peut sembler plus difficile à un enfant de distinguer le vrai du faux, et encore plus une ruse du jeu d’un « véritable mensonge ». Il en va de même de plusieurs autres comportements que l’on ne voudrait pas voir l’enfant adopter dans la vie quotidienne : « Il faut se demander où est rendu notre enfant. Si l’enfant n’a pas la maturité nécessaire et qu’il voit quelqu’un faire de la vantardise dans les jeux, il va prendre cela au premier degré et risque de l’imiter. »

Par contre, plusieurs autres aspects peuvent être ouvertement discutés avec les enfants, non seulement à propos des règles, mais des manières de jouer, de s’écouter, de se donner des chances ou de se répartir les tâches. Certains jeux obligent même à échanger des biens et à négocier. Par ailleurs, parents et enfants peuvent s’entendre ensemble sur leur intention de se montrer bienveillants ou sans pitié lors d’une partie.

Ce droit au chapitre dans ces décisions devient particulièrement pertinent à un âge de leur vie où la négociation des rapports sociaux devient un enjeu de premier ordre. Sylvain Trottier décrit même le jeu comme « un genre de simulation de la vie en société », sans trop de conséquences en cas de faux pas : « Tous les jeux de société ont un ensemble de règles écrites, que l’on peut considérer comme des lois, et des règles non écrites qui sont un peu comme nos mœurs, comme quand quelqu’un qui vient chez toi : c’est une règle écrite nulle part, mais dans un jeu de société, on retrouve aussi ces règles non écrites. »

Pas de plaisir, pas d’apprentissage

Au Centre de services scolaire Marguerite-Bourgeoys, le jeu est d’ailleurs déjà utilisé avec succès par Olivier Hamel et son équipe pour améliorer les comportements d’enfants jugés difficiles. Il se trouve donc en posture privilégiée pour évaluer tous les avantages du jeu sur l’apprentissage.

Étonnamment, Olivier Hamel est le premier à s’insurger lorsqu’on lui demande de suggérer un jeu à travers une démarche où le plaisir de jouer, d’imaginer ou d’explorer une culture nouvelle passerait en second plan derrière des objectifs d’apprentissage : « Il est certain que si j’arrive avec un élève qui a des difficultés de concentration, qui a des problèmes en mathématiques ou en français, et que le jeu que je lui présente s’appelle Calculago ou Nous allons combattre des monstres en faisant des multiplications, il va me dire que ça ne l’intéresse pas. C’est trop spécifique. Ce n’est pas intéressant. C’est flagrant. C’est là qu’apparaît le paradoxe. On ne peut pas faire ça. C’est ennuyant. Et il y a déjà trop d’enseignants qui l’ont fait malgré tout, en se disant que c’est une piste de solution. »

Devant une position aussi bien ancrée, j’étais impatiente de passer la main (et le micro) à celle qui m’apparaissait comme une adversaire de taille à cette position, puisque Isabelle Deshaies a fait de l’apport du jeu dans l’apprentissage des mathématiques sa vocation. La chercheuse admet qu’elle essaie d’aborder la chose avec un peu plus de diplomatie stratégique, en parlant aux enfants du préscolaire des « pièges » qu’ils doivent chercher à éviter, plutôt que de problèmes mathématiques. Elle révèle aussi commencer par miser sur le plaisir, pour mieux titiller l’envie de se surpasser, et ensuite explorer avec les enfants les différentes stratégies pour y parvenir.

Savoir se jouer des règles

Toutefois, une bonne part de ses suggestions empruntent aussi une autre voie. Bien qu’elle soit prête à utiliser la ruse pour parvenir à ses fins, elle n’en croit pas pour autant que le plaisir que l’adulte prend à jouer puisse être totalement simulé. Et celui-ci demeure, à son avis, la matière première pour que l’équation du jeu mène à l’envie d’apprendre et de recommencer. En conséquence, elle affirme que les parents devraient accepter de sentir en eux monter l’enthousiasme avant de se lancer : « Si je joue par obligation, on est dans une activité pour faire apprendre des choses à mon enfant, à la limite. Donc, le rôle du maître de jeu est très important pour avoir envie de jouer. Parce que tout ce qui entoure le jeu : le caractère ludique, les défis que l’on se pose, dans le fond, c’est vraiment tout l’aspect social, comme lorsque vous faites votre ketchup maison en famille : qu’est-ce que vous aimez ? Ce sont les gens autour qui sont disposés à faire cette activité. »

En conséquence, Isabelle Deshaies soutient que, surtout dans le cercle familial, les enfants ne devraient pas non plus se sentir contraints à jouer. Jean-Charles Dorais affirme partager son avis, en rajoutant que, pour s’assurer un moment ludique en famille réussi, il faut se montrer attentif, non seulement au choix du jeu et au moment où le parent se sent disponible, mais aussi au rythme auquel les enfants se montrent prêts à se laisser prendre à son charme. Car une des erreurs que font souvent les parents, d’après lui, est de tenter de sortir leurs enfants d’un monde ludique qui les occupent pour les amener dans le leur : « Il y a souvent un parent qui est associé plus au jeu et un autre à la discipline. Alors, si un parent sort une boîte de jeu et dit que l’on va y jouer, même en étant le plus jovial et amusant possible, il est possible que ce soit perçu comme un autre devoir à faire. Parfois, c’est aussi bête que ça. Le jeu est construit pour que le parent l’achète et s’amuse avec les enfants, mais il est aussi conçu pour attirer l’attention de l’enfant. Donc, une des bonnes façons de créer cette curiosité, ce n’est vraiment pas compliqué, c’est de laisser le jeu d’avance à la vue de tous, pas de cacher le jeu dans le fond du tiroir et un jour de dire que l’on va jouer à cela maintenant. »

Isabelle Deshaies va plus loin en proposant de se servir du prétexte du jeu, lorsque l’occasion se présente, pour entrer dans l’univers des enfants, qui, parfois, ont des façons bien à eux d’utiliser le matériel de jeu ou de s’en créer des nouveaux : « Nous parlons toujours de jouer autour de la table. Mais pourquoi ne changerions-nous pas l’environnement ? Durant les fêtes, justement, c’est un horaire atypique. On pourrait rendre ça encore plus ludique. Ça peut être spécial, un jeu. Pour les enfants, mettre parfois un drap au-dessus de quelques chaises : on se retrouve sous une tente. Ça vient de changer toute la dynamique. Et nous, comme adultes, nous pouvons nous retrouver comme ça, en posture de joueurs. Je suis dans ma cuisine en train de me dire que je dois terminer la vaisselle ; si les enfants nous invitent dans leur tente, on pourrait y aller ! »

Alors, prêts ou à se laisser prendre au jeu ?

Marie-Hélène Proulx, fondatrice du Portail Immersion.