L’univers polymorphe

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Date de publication

jeudi 21 octobre, 2010

À la Saint-Jean, je me suis amusée à faire hurler de plaisir la petite Imma. Mais le moment arrive toujours où les invités annoncent à leurs hôtes : « Je suis désolée, je dois y aller ». C’est du moins ce que j’ai cru convenable de raconter à la maman d’Imma même si, au fond, ce jour-là je ne devais pas y aller : aucune force du destin ne m’obligeait à le faire. J’avais seulement pris d’autres engagements que je voulais respecter. Mais comme Imma commence à peine à parler, elle et sa mère ont été dispensées de mes explications...

J’espère quand même que l’on prendra le temps de lui dire, un jour, à la belle Imma, les possibilités et les choix infinis qui se cachent derrière les « il faut » et les « je dois » dont les adultes se servent à cœur de jour. La question me turlupine depuis que j’ai lu une entrevue avec Isabelle Filliozat, une psychologue française, qui disait : « Il est dommage de dire à un enfant que l’on n’a pas le choix. On a le choix la plupart du temps. (…) donnez-lui une bonne image du travail et du monde des adultes… À quoi sert de grandir si on a la perspective d’un monde de contraintes dans lequel on ne fait pas ce qu’on veut? ». 

Nous ne réalisons peut-être pas toujours à quel point, avant d’acquérir quelques grandes certitudes, l’esprit de l’enfant navigue entre le possible, l’impossible et le fantaisiste et dépend de nous pour l’amarrer à bon port. Je l’ai compris un peu plus la première fois où j’ai proposé à Juan une ballade de ski de fond de six kilomètres. Le défi l’impressionnait drôlement et il tenait à le relever, surtout lorsqu’il a appris qu’il y avait 1000 mètres dans un kilomètre. Cependant, en cours de route, Juan a aussi compris que de franchir des kilomètres nécessitait plus d’efforts que prévu. Rendu à mi-parcours, il ne voulait pas renoncer à son objectif (difficile, de toute façon), mais il désirait des kilomètres « plus petits ». Pour que nous lui accordions la faveur de « raccourcir ses kilomètres », Juan était prêt à bien des tentatives : il a posé et reposé la question dans tous les sens imaginables, recouru à la douceur, tenté un compromis en faisant transposer, par mon père, ces trop nombreux kilomètres en pouce ou en pieds… rien n’y faisait. À la fin du parcours, Juan et moi, chacun de notre côté, avions payé de notre épuisement pour en apprendre un peu plus, moi sur l’endurance et la fantaisie des enfants, Juan sur l’immuabilité des règles métriques.  

À l’inverse et sans trop nous en rendre compte, bien d’autres aspects de la vie sont loin d’être aussi fixes, « on fait comme si », lorsque l’on se réfère à « il » faut ou « c’est » pour tout expliquer, mais aussi par nos maladresses plus inconscientes. Je me souviens entre autres de celle d’un papa qui, lorsqu’il fut question de sports non-conventionnels, s’est retourné vers son fils pour lui demander « Et toi, ça te dirait de devenir une ballerine? ». Le message était clair : « La danse, pour les garçons, ça n’existe pas ». Combien d’autres paroles autour de lui viendront ensuite sceller ou, avec un peu de chance, infirmer, cette fatalité qui n’en est pas une? 

Éviter totalement ces petites maladresses est sans doute un projet un peu trop ambitieux. Il n’en demeure pas moins que bien d’autres psychologues que madame Filliozat prônent l’idée que la difficulté à distinguer ce qui dépend de soi, des autres, des devoirs, de la culpabilité ou des responsabilités librement assumées est au cœur de bien des relations tendues avec la famille et même avec le monde. Bien sûr, en adultes libres et réfléchis, à nous de décider si cette manière de voir est une fantaisie d’intellos ou une réalité. Mais il reste que dans la société où nous vivons il demeure de mise de penser que, même pour un adulte, aller s’assoir et converser avec un thérapeute pour redéfinir les limites de son monde, établies depuis l’enfance, pour se guérir du mal de vivre. Pour d’autres, il s’agira de rejoindre un groupe d’entraide, qui ne terminera jamais leur rencontre avant d’en être revenu ensemble à la même requête : « Mon Dieu, apprend moi à changer ce que je peux changer, à accepter ce que je ne peux pas changer, et à faire la différence entre les deux. »  

Pensée attribuée à et utilisée dans le cadre de la démarche des alcooliques anonymes et de plusieurs autres fraternités orientées vers le maintien de la sobriété.