La philosophie à l’école, de l’utopie à la réalité

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Date de publication

mercredi 01 mars, 2006

Ce n’est pas d’hier que les grands rêveurs aspirent à un enseignement plus doux et démocratique pour ceux qui les suivent. Pourtant, le rôle des enseignants et des professeurs n’a peut-être jamais été aussi questionné.

 

Mais eux, que ce travail leur offrit de douceur !

Chacun fut tour à tour élève et professeur

Si vous les aviez vus, dans les vastes enceintes,

Où n’ont jamais entré les peines ni les craintes,

Se livrer à l’étude, avec ardeur, sans bruit,

Jamais inoccupés, et sortir à la nuit

Non comme des enfants qu’il semble qu’on déchaîne

Mais sages, en bon ordre, et peut-être avec peine.

Gérard de Nerval, Les Bienfaits de l’enseignement mutuel

 

Depuis l’époque, pas si lointaine, où l’on enseignait la conception du bien et du mal, telle qu’indiquée dans le cours de catéchisme, entre un cours de mathématiques et de français, bien des choses ont changé. L’école a été transformée par les réformes et l’éclosion de nouvelles connaissances, scrutée par les médias, bouleversée par les changements sociologiques et démographiques. En conséquence, aujourd’hui plus que jamais, on exige des enseignants qu’ils demeurent neutres relativement aux valeurs et aux croyances de leurs élèves, tout en se montrant stricts et vigilants devant la violence ou les autres déviances par rapport à la norme scolaire. Cette exigence est bien légitime puisque, après tout, plus les horizons des élèves se diversifient, plus le rôle que peut jouer l’école dans leur socialisation devient crucial. Qui plus est, le nouveau programme ajoute à ces exigences : on doit s’appliquer à transformer les élèves en des citoyens aptes à établir des liens entre le contenu de leurs diverses matières scolaires et à collaborer entre eux, et ce, en menant à bien des travaux d’équipe au quotidien. Utopie ou projet de société réaliste ? Tout dépend peut-être des moyens qu’on se donne pour y parvenir…

 

Prévention de la violence 101

Amener les enfants à collaborer ensemble de façon saine sur les bancs d’école est, bien sûr, un défi de taille, et qui existe depuis aussi longtemps que l’école elle-même. Cependant, avec les années, l’évolution de la psychologie comme celle de la pédagogie ont permis de développer de nouvelles méthodes, qui consistent davantage à renforcer les bons comportements qu’à les punir, pour amener les enfants à se plier aux règles de vie de l’école. Qu’il s’agisse de récompenses ou de punitions, ces approches se sont néanmoins avérées nettement insuffisantes pour mener les enfants à intégrer de bonnes aptitudes à la socialisation à long terme. Les connaissances acquises en psychologie sociale au cours des 30 dernières années ont également permis d’apprendre que les gens qui maintiennent des comportements agressifs ou asociaux sont habituellement ceux qui n’ont pas appris d’autres moyens de gérer leurs conflits, d’éliminer leurs tensions ou encore, de manière plus générale, de gérer leurs émotions, des gens qui, par ailleurs, manquent d’empathie.

 

Attention, jeunes philosophes au travail

Parmi les dernières méthodes qui ont vu le jour pour apprendre aux jeunes à négocier sans violence, on trouve celle des « communautés de recherche philosophiques » que proposent quelques chercheurs comme Marie-France Daniel et l’organisme communautaire La Traversée. À vrai dire, cette approche est loin d’être une nouvelle invention québécoise. L’UNESCO fait la promotion de cette initiative depuis une dizaine d’années. À l’Université Laval, il existe aussi un programme de philosophie pour enfants depuis quelques années déjà. Toutefois, au Québec, les méthodes d’enseignement de la philosophie aux enfants s’inspirent surtout des travaux de Matthew Lipman, qui a commencé à faire connaître ses théories depuis plus de 30 ans. Ce professeur de logique a décidé de prodiguer son enseignement aux enfants après avoir constaté qu’il semblait manquer quelques bases à ses étudiants universitaires pour intégrer leurs connaissances de la logique à la vie quotidienne. Cependant, encore aujourd’hui, dans bien des cas, l’enseignement est avant tout orienté vers l’acquisition de principes de logique et la compréhension de systèmes mathématiques chez les jeunes enfants. En apprenant à maîtriser les rudiments de la logique (hypothèse, contre-exemple, généralisation, critère de validité), les jeunes acquièrent des réflexes de raisonnement susceptibles de s’appliquer à beaucoup d’autres domaines, comme la description d’un raisonnement en français ou à toute autre démarche scientifique. Cependant – et voilà qui est plus important encore pour le développement de l’enfant –, cette nouvelle démarche enseigne aux enfants l’art du dialogue. « Les enfants sont habitués de discuter avec le professeur mais, peu à peu, la démarche philosophique leur apprend à comparer leurs points de vue entre eux, sans nécessairement se référer au professeur, dont le mandat n’est plus de transmettre un savoir rarement discutable », affirme Alexandre Herriger de l’organisme La Traversée. Ici, pas question d’enseigner aux enfants les notions des grands philosophes. Les jeunes sont plutôt mis en contexte par de courtes histoires que raconte le professeur ou l’animateur. Ces histoires se veulent sans visée morale particulière. Plutôt que de donner des réponses, l’animateur, après la lecture, s’informe auprès de ses élèves des questionnements qu’elle aurait pu susciter chez eux. À partir de là, la jeune communauté de recherche détermine avec l’animateur les questions dont elle aimerait discuter avec lui. Les enfants sont ensuite encouragés à formuler des points de vue qui leur permettent de préciser leur pensée et de se positionner par rapport à celle des autres, voire de questionner cette dernière, sans pour autant que l’un ne cherche à vaincre les autres. L’objectif du groupe est d’explorer ensemble la diversité des points de vue possibles et non de déterminer une voie unique à suivre. Cette approche peut donc mener à bien des surprises… autant pour les animateurs que les élèves ! Elle a aussi l’avantage de se situer dans un contexte plus vaste que celui de la simple logique, même si elle en utilise les mécanismes pour avancer. Dans la mesure où toutes les interrogations quotidiennes qui hantent ces jeunes esprits peuvent être liées d’une manière ou d’une autre à la discussion en cours, elles peuvent y trouver leur pertinence. « Cela peut aussi renforcer l’estime des jeunes qui ne sont pas toujours les premiers de classe et qui ne peuvent pas toujours nommer « la » réponse attendue par le professeur dans les classes régulières. Dans les discussions philosophiques, qui sont à concepts ouverts, la bonne réponse n’existe pas et chacun, s’il le désire, peut finir par oser faire part de sa propre interprétation », constate Marie-France Daniel.

 

Le pari philosophique ?

La Traversée est un centre d’aide aux femmes et enfants victimes d’agressions sexuelles. Son initiative, et celle de Marie-France Daniel, qui consiste à utiliser les contes philosophiques afin de prévenir la violence, demeure toutefois assez nouvelle. Mais comment alors orienter la discussion des jeunes vers la non-violence sans imposer notre vision adulte des formes d’agressivité acceptables, et des manifestations de violence qui ne le sont pas ? « En développant l’empathie », affirme monsieur Herriger. « Si on commence à se pencher sur ce qu’une personne peut ressentir lorsqu’on se moque d’elle, sur les liens possibles entre les pleurs et le chagrin, sur le chagrin de l’autre et le chagrin que l’on peut ressentir, cela fait réfléchir. » Mais, encore sceptique, j’ajoute : « Cela peut aussi devenir un terrain un peu trop propice à l’autojustification. Après tout, il y a des génocides entiers qui se sont bâtis sur le fait que la souffrance d’une minorité pouvait être acceptable dans la mesure où cela était pour le bien de l’ensemble. Si un élève ressortait un jugement pareil à propos du plaisir qu’un jeune peut avoir à en ridiculiser un autre? – Ce serait une excellente occasion de questionner ses arguments et ses critères. Ce peut aussi être une occasion de revenir sur les prémisses de la question. Le plaisir passager de plusieurs peut-il être équivalent à la souffrance qui demeure dans le cœur de quelqu’un ? Parvenir à remettre en cause les arguments que l’on croyait être des évidences, c’est cela, la philosophie », renchérit-il. Marie-France Daniel, pour sa part, a décidé d’aborder plus directement la question en composant un recueil où alternent constamment, d’un conte à l’autre ou même au sein d’un même conte, des situations où le respect de soi, le respect des limites de l’autre et la possibilité de les nier ainsi que les émotions qui jaillissent devant la violence de l’autre sont mis en lumière. Les personnages principaux se trouvent soit dans la situation d’enfreindre des limites, soit dans celle où les leurs sont sur le point d’être enfreintes. « Souvent, c’est une représentation biaisée que l’on se fait d’une situation qui mène vers la violence. Lorsqu’on se sent menacé, on attaque avant d’être attaqué ou avant d’avoir pu explorer les autres interprétations possibles d’une situation. La philosophie nous apprend donc à questionner l’autre sans l’agresser. » Naturellement, certaines limites sont plus souples que d’autres et les approches philosophiques ne visent pas les cas de violence grave ou d’intimidation qui relèvent davantage de l’expertise des psychoéducateurs. Dans les autres cas, il ne suffit pas seulement de tout remettre en cause, mais d’apprendre à questionner d’une manière qui soit significative pour les jeunes et pour la société. Madame Daniel croit d’ailleurs que la philosophie peut aussi développer les habiletés des jeunes à mettre en mots les silences qui souvent s’avèrent si souffrants. « Discuter, par exemple, sur les parties du corps que l’on désire garder privées, cela incite les enfants à comprendre que les limites des autres sont subjectives, mais cela permet aussi de se fixer ses propres limites à propos de son propre corps et de prendre conscience qu’on a le droit de le faire. De plus, en discutant avec d’autres, un enfant peut se rendre compte que ce qu’il vit n’est pas la norme, et cela, pour un enfant qui vit une quelconque forme d’abus, c’est un élément fondamental. »

 

En marche, philosophes !

Pourtant, même à ce niveau, certains enfants partent plus avantagés que d’autres : « Il y a des enfants qui sont déjà plus à l’aise avec l’argumentation et les raisonnements complexes. » Plusieurs animateurs, qui auront su mettre à profit les règles de patience enseignées par les grands sages de l’histoire, auront parfois été récompensés. Monsieur Herriger rapporte d’ailleurs le cas du Brésil qui a utilisé avec succès l’approche philosophique avec les jeunes de la rue. Marie-France Daniel se souvient également de son expérience, ici, dans des milieux un peu plus difficiles. « Au début, certains jeunes ne voulaient pas participer aux séances de philosophie, ils écoutaient de loin, puis ils ont commencé à trouver les discussions intéressantes et sont venus nous rejoindre d’eux-mêmes. » Les enfants se rendent peu à peu compte qu’un autre mode de fonctionnement que celui de la classe habituelle leur est proposé. Le mandat de l’animateur est d’aider les jeunes à dépasser le simple niveau de l’anecdote et de parvenir à situer ses interventions à un niveau plus conceptuel. « Il ne s’agit pas d’une thérapie de groupe, mais d’une occasion d’apprendre à enrichir son expérience à partir de celle des autres ». Ensuite, peu à peu, les jeunes apprennent à maîtriser les règles (logiques, sociales, éthiques) qui leur permettent d’intégrer leurs arguments à ceux du groupe. Ce mode de fonctionnement dans le respect peut alors favoriser une plus grande complicité entre les membres de la communauté de recherche et provoquer un désir de réussir ensemble à construire des points de vue et des perspectives qui vont contribuer à l’amélioration de la qualité de leur expérience personnelle et sociale. Peu à peu, les jeunes deviennent donc plus à l’aise de critiquer leur propre point de vue. Il arrive aussi que les enfants des groupes de recherche discutent entre eux des règles pour rendre la communauté de recherche plus équitable : « Une fois, j’avais une élève dans un de mes groupes qui prenait souvent la parole et qui amenait toujours des points de vue intéressants. Un jour, alors qu’elle avait levé la main, je l’ai invitée à parler. Elle m’a répondu qu’elle préférait laisser parler un autre enfant qui n’osait pas parler souvent et qui venait de lever la main. C’est là que ce dernier a commencé à s’ouvrir aux autres… », se souvient madame Daniel.

 

La liberté de pensée, une pratique rigoureuse

Ce questionnement peut aussi parfois devenir assez confrontant pour les intervenants eux-mêmes lorsque des thèmes comme la nature et l’existence de Dieu sont abordés. Les règles de respect et d’écoute, grâce auxquelles les élèves apprennent à faire un moment abstraction de leurs croyances afin d’admettre que d’autres puissent exister deviennent alors très utiles. Au Québec, l’ensemble de l’approche est loin d’être laissée au hasard. La documentation plus qu’abondante, les contes, les formations offertes par l’Université Laval et la cohésion bien tangible entre ceux qui ont adapté cette nouvelle approche de la non-violence à la réalité des jeunes d’ici et ceux qui ont décidé d’inclure la philosophie à leur programme scolaire en font une activité très structurée et orientée par des balises très précises. Par exemple, chaque conte ou roman philosophique est accompagné d’un Guide du maître qui comprend des centaines de plans de discussions et d’activités. Trop? « Il est certain que si les professeurs sont prêts â être créatifs, nous n’avons rien contre, cependant nous constatons qu’il est difficile, pour les professeurs, de s’intégrer à la maëutique socratique et de diriger des discussions philosophiques entre élèves. Ils sont donc bien contents d’avoir une structure sur laquelle s’appuyer. En France, les professeurs qui font de la philosophie utilisent souvent de la littérature jeunesse ordinaire qui est malheureusement rarement exempte de morale et qui ne comporte pas de Guide du maître. Un matériel de base comme celui de Lipman, de Daniel ou de La Traversée peut donc aider les enseignants à éviter le piège du laxisme ou de la morale à tout prix. » dit Alexandre Herriger L’approche philosophique elle-même, dans l’enthousiasme de ses premiers pas, devra-t-elle aussi apprendre à se situer entre les parents parfois inquiets et les chercheurs qui questionnent leur choix de passer par la raison plutôt que par les sentiments pour amener les jeunes au dialogue ? Mais le simple fait de parvenir à prendre conscience de sa capacité de prendre place dans un groupe, de se mettre à l’écoute et de réaliser la grande diversité des idées qui sont trop souvent prises pour des évidences n’est-il pas en soit un défi incontournable pour tout être qui grandit ? « Cela peut être très enrichissant, ensuite, si l’on questionne et discute ce que l’on a entendu dans la classe avec sa famille », estime madame Daniel. « Mais, nuance monsieur Herriger, encore faut-il que la famille soit ouverte à cela. Nous ne cherchons pas à former des critiqueux mais de meilleurs citoyens, des gens ouverts à la discussion dans leur milieu et la famille, c’est un des premiers milieux où ils peuvent être portés à le faire. »

 

Merci à :

- Alexandre Herriger, organisme La Traversée, Saint Lambert

- Marie-France Daniel, professeure en philosophie de l’éducation à l’Université de Montréal

 

Suggestions de lecture :

Nancy Bouchard, Éduquer le sujet éthique. Par des pratiques novatrices en enseignement et en animation, sous la direction de Nancy Bouchard avec la collaboration de Raymond Laprée, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2004, 176 p.

Marie-France Daniel, Les Contes d’Audrey-Anne : contes philosophiques, illustrations de Marc Mongeau, Québec, Le Loup de gouttière, 2002, 109 p. et Dialoguer sur le corps et la violence. Un pas vers la prévention : guide philosophique, Québec, Le Loup de gouttière, 2003, 315 p.

Marie-France Daniel, Pour l’apprentissage de la pensée critique au primaire, avec la collaboration de Monique Darveau, Louise Lafortune, Richard Pallascio, coll. Éducation-intervention, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2005, 165 p.

La Pratique de la philosophie avec les enfants, sous la direction de Michel Sasseville, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 1999, 213 p. www.latraversee-pvphie.com