Y a-t-il une télé pour les enfants ?

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Date de publication

mercredi 01 février, 2006

Ressource

Steve Proulx

À l’ère du zapping, des 300 chaînes satellites et de l’information instantanée, comment les enfants d’aujourd’hui consomment-ils la télé ?

 

Depuis que le célèbre tube cathodique a fait irruption dans les foyers occidentaux, on n’a cessé de l’accabler de tous les maux. On a traité la télévision de violente, d’abrutissante, et même de poubelle ! Si plusieurs émissions versent effectivement dans la niaiserie et le chien écrasé, d’autres surprennent par leur qualité et nous ouvrent sur le monde. Or, cette « boîte à grimaces » capable du pire est en outre sensée être un média démocratique offert gratuitement à tous (si l’on fait abstraction des chaînes câblées). À tous, vraiment ? Les chiffres démontrent pourtant que la télé moderne s’adresse de moins en moins aux enfants...

 

Où sont passées les émissions pour enfants ?

En jetant un œil aux plus récentes statistiques d’écoute télévisuelle des enfants canadiens de 2 à 11 ans, un constat s’impose : sur les 14 heures hebdomadaires qu’ils passent à regarder la télévision, 38,6 % de ce temps est consacré à l’écoute de drames d’abord conçus pour un public adulte (Statistique Canada, 2003). En revanche, les enfants ne regardent les émissions jeunesse que 11,5 % du temps (en moyenne 1,6 heure par semaine).

 

Ainsi, au palmarès BBM des émissions les plus regardées par les enfants du Québec au début de l’hiver dernier, Les Auditions de Star Académie (TVA) trônaient en première position. Il fallait descendre jusqu’à la 17e position pour voir enfin apparaître une émission jeunesse : Ramdam (Télé-Québec).

 

« Depuis les deux ou trois dernières années, il y a beaucoup moins d’émissions pour enfants à la télé », remarque Carmen Bourassa, productrice chez Téléfiction, une maison qui a donné à la télé québécoise des succès tels que Cornemuse et Pin-Pon. « Il est évident que les enfants regarderont de plus en plus les émissions pour adultes, poursuit-elle. C’est inquiétant... »

 

Christophe Picker est professeur suppléant dans la région de Montréal. Il n’est peut-être pas un grand spécialiste des médias, mais en étant quotidiennement dans des classes gorgées d’enfants de tous âges, il a l’expérience pour se prononcer sur l’influence de la télé sur le comportement des jeunes. Et le fait que ceux-ci consomment beaucoup de télé pour adulte l’inquiète. « Pour moi, cela a un effet perturbateur sur les enfants, dit-il. Ils se projettent dans le monde adulte et sautent des étapes. On le voit d’ailleurs de plus en plus dans nos classes, par exemple dans l’habillement des jeunes filles. Elles adoptent aussi des comportements qu’on verrait plutôt à l’adolescence. »

 

D'un point de vue publicitaire, les enfants ne sont pas « payants », ce qui explique la quasi-disparition des émissions jeunesse. TVA, le réseau no 1 au Québec, ne diffuse plus d’émissions jeunesse depuis belle lurette. Dans une récente entrevue accordée au magazine Infopresse, le vice-président programmation de la chaîne, Philippe Lapointe, expliquait que « tout le monde [devrait] pouvoir écouter TVA en tout temps ». Voilà pourquoi le réseau des vedettes ne propose aucune émission spécifiquement conçue pour de jeunes publics.

 

TQS, l’autre chaîne généraliste privée, ne fait pas mieux. Hormis quelques rares dessins animés et un jeu-questionnaire pour jeunes la fin de semaine, le Mouton noir n’a rien de notable à offrir aux petits téléspectateurs... surtout depuis qu’il a retiré des ondes (en 2004) son excellent Petit Journal.

 

Du côté des chaînes publiques, Radio-Canada a charcuté sa grille jeunesse. Si dans les années 80, les avant-midi de semaine étaient consacrés aux enfants, aujourd’hui, les dessins animés laissent la place aux émissions d’adultes dès sept heures le matin ! Heureusement, il reste quelques « petits bonshommes » la fin de semaine... Même les ados ont vu deux de leurs émissions disparaître récemment de la télé nationale : Têtes @ Kat et Watatatow. Cette dernière sera toutefois remplacée cet automne par Kif-kif, une nouvelle production originale.

 

C’est à Télé-Québec que les enfants se retrouvent le plus. La chaîne consacrera 45 % de sa grille aux petits cet automne. C’est une chance d’avoir ce réseau qui s’est démarqué au fil des ans par l’excellence de ses émissions pour enfants, à commencer par Passe-Partout et le Club des 100 Watts, et plus récemment Ramdam et Cornemuse...

 

Du côté des chaînes spécialisées, le « méchant canal » Vrak.tv a entrepris un virage plus « ados » depuis qu’il a pris la place du défunt Canal Famille. On y trouve surtout des émissions divertissantes, beaucoup de productions américaines et peu de productions originales de qualité, sauf peut-être des succès tels qu’Une galaxie près de chez-vous, Radio-Enfer ou MixMania.

 

Télé fast food

Vice-présidente programmation du Canal Famille jusqu’en 2000, et aujourd’hui professeure de « télévision jeunesse » à l’Institut national de l’image et du son (INIS), Monic Lessard note que les diffuseurs servent souvent aux enfants ce qu’elle appelle la « télé fast food ». « On trouve surtout des émissions qui rejoignent les enfants dans l’immédiat, des émissions qui font moins dans l’éducatif, mais plus dans le divertissement. »

 

Dans son Manuel à l’usage des parents dont les enfants regardent trop la télévision (Bayard, 2004), Serge Tisseron souligne non seulement que la télévision en général peut être néfaste pour les enfants, mais que les émissions jeunesse elles-mêmes posent problème. « Pour maintenir l’enfant scotché devant l’écran, écrit-il, [les émissions pour enfants] mobilisent chez lui des émotions extrêmement intenses. Or, cela provoque un état de stress et de saturation émotionnelle. »

 

En tant que professeur, Christophe Picker se souvient d’autre part du cas de Daniella (nom fictif), huit ans, une élève particulièrement agitée. « Sa capacité de concentration se mesurait en secondes, raconte-t-il. Normalement, une enfant de cet âge devrait pouvoir se concentrer pendant au moins une demi-heure ». Suspectant une influence de la télévision, il a discuté des problèmes de Daniella avec la mère de cette dernière, qui lui a confirmé que sa fille était une véritable télévore. « Sa mère a décidé de limiter l’écoute de la télévision, raconte le professeur. Assez rapidement, j’ai observé une augmentation de 50 % de l’attention de Daniella en classe. » Pour lui, la conclusion est simple : « La télé est un médium qui te prend en charge à ta place et t’empêche d’avoir un cheminement personnel. Alors, dès que Daniella vivait une situation un peu difficile, elle était incapable d’y faire face par elle-même. »

 

Éteindre la télé ?

Craignant que le contenu télévisuel abîme les esprits immatures de leurs petits marmots, plusieurs parents cadenassent la boîte à images. Dans son essai Laissez-les regarder la télé (Calmann-Lévy, 1989), François Mariet souligne que le meilleur comportement à adopter pour les parents n’est surtout pas de couper la télévision. « Interdire la télévision ou la distiller ne fera que la grandir aux yeux des enfants », écrit-il. Cette idée rejoint celle de Tisseron, qui propose non pas d’interdire la télévision, mais bien de proposer à l’enfant des activités de remplacement, qu’elles soient sportives ou artistiques.

 

« C’est parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire que certains enfants sont toujours collés devant la télévision », ajoute pour sa part Monic Lessard. « Il faut recréer l’habitude chez l’enfant de s’intéresser à autre chose, dit Christophe Picker. Quand j’étais jeune, j’avais mes émissions préférées, mais après, j’allais jouer dehors... »

 

Jouer dehors; on y revient toujours...