Nos chers petits négociateurs

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Date de publication

jeudi 08 novembre, 2018

Ça y est : à peine les années des « Non, non, non! » et des petits poings qui tambourinaient sur le plancher, à plat ventre, au supermarché s’achèvent-elles, que commence l’âge des « Pourquoi? » et des négociations à toute heure du jour. Pourtant, vous leur avez offert un amour inconditionnel, par jour de joie comme par jour de crise. Alors, d’où leur vient cette nécessité de jouer avec vos nerfs comme avec un archet, en remettant en question tous les principes de la maison et d’ailleurs?

 

La négociation, une pulsion vitale

La réponse se situerait, affirment les chercheurs, dans les facultés de raisonnement que l’enfant apprend à maîtriser, à partir de 3, 4 ou 5 ans, et qui deviennent essentielles pour prendre sa place dans les défis qui l’attendent sous peu, sur le plan de la socialisation, dans un quotidien où il devra savoir comprendre le monde qui l’entoure, afin d’y trouver sa place : « La manière dont j’entends le conflit, c’est qu’en traversant la rue, il y a moi, des autos, la police, et que chacun a un intérêt différent », remarque Marc Bigras, professeur spécialisé dans les compétences sociales chez l’enfant à l’UQAM. « Et comment résout-on cela, au coin de la rue ? On a mis des règles. Parfois, il n’y a pas de règles, mais des principes que tout le monde décide d’adopter par des négociations constantes, ajoute-t-il. Je vais vous donner un exemple : si vous allez dans une cour d’école, où il y a des enfants de 6 ans, vous verrez que c’est extrêmement complexe. Il y a les plus grands, il y a les filles et les garçons, et moi, l’enfant, qui veux jouer au ballon. Et puis il y a des règles… et celui qui ne les respecte pas : est-ce que je vais aller voir la maîtresse? Si je fais cela, je vais peut-être me mettre tout le monde à dos », illustre-t-il.

Depuis le premier jour de sa vie, l’enfant développe des moyens de charmer ses parents et de les inciter à répondre à ses besoins, en imitant leur sourire, en répondant à leurs gestes ou encore en faisant des crises, à des moments stratégiques, qui donnent dangereusement envie de lui céder. Mais ce processus, d’abord instinctif et inconscient, fait de plus en plus place à une certaine conscience de l’enfant de devoir s’adapter à d’autres subjectivités, autour de lui, qui tentent de répondre à des besoins un peu différents des siens. « Si on amène un enfant à l’anniversaire d’un ami, on peut se demander quel cadeau on va acheter, explique Stuart Ian Hammond, qui enseigne la psychologie à l’Université d’Ottawa. Pour un petit enfant de 4 ans, on choisit en général la même chose que l’enfant, lui-même, aime. Mais à partir de 6 ou 8 ans, l’enfant peut commencer à comprendre que son ami aime des choses différentes. Il comprend de plus en plus que les autres ont d’autres idées et voit qu’il y a des liens avec la négociation. »

La recherche semble confirmer une réduction des réactions plus agressives envers les parents, la fratrie et les petits camarades à la même période où l’enfant explore ces premières notions d’empathie. Celui-ci se trouve également un peu moins bouleversé par des raz-de-marée d’émotions trop intenses à partir du moment où il commence à mieux comprendre ce qu’il ressent lui-même. C’est aussi l’âge où les enfants découvrent que trouver le bon mot vaut parfois mieux qu’un affrontement, ce qui les amène à introduire parfois, de manière un peu plus volontaire, quelques distorsions dans la réalité, afin de tourner les faits à leur avantage : « En anglais, on dirait un ”Cognitive Developmental Milestone”, indique Tina Montreuil, chercheuse en psychologie à l’Université McGill. Cela montre que l’enfant a atteint un certain état de développement cognitif et social, qu’il acquiert une capacité de réflexion, de mise en situation et même de projection dans le temps; une compréhension, donc, de la sphère du temps.» Elle soutient toutefois qu’il est rare que cet attrait pour les mensonges ou les autres moyens utilisés pour obtenir gain de cause prenne une tournure assez pathologique pour qu’il faille s’en inquiéter.

Mais sous ces fantaisies et ces signes d’une empathie encore superficielle subsiste chez l’enfant le besoin criant d’acquérir l’autonomie à vitesse Grand V, de comprendre les mécanismes du monde, tant physique que social, afin de pouvoir de plus en plus interagir avec celui-ci par lui-même, sans devoir se référer constamment à l’interprétation du parent : « Les enfants ont besoin d’agir sur le monde, ils veulent participer, explique Stuart Ian Hammond. Ils ne veulent pas nécessairement savoir pourquoi le ciel est bleu, mais ils veulent engager les autres dans une conversation, ils veulent agir avec les autres. Je crois que c’est plutôt cela que l’on retrouve derrière cette tendance des enfants à poser des questions : ce désir ou ce besoin d’agir. »

Parmi ces mécanismes avec lesquels il faut apprendre à interagir, il y a bien sûr celui du cadre familial : l’enfant cherche à comprendre à quelles normes il peut se fier et ce que ses nouveaux outils de négociation peuvent lui apporter pour maîtriser un peu plus sa vie. Il a besoin que les choses aient du sens. « C’est rassurant quand cela entre dans une case. Donc, si on lui dit quelque chose, il peut avoir tendance à dire que ?ça, ça veut dire que…”. C’est une confirmation, parfois », explique Anne-Marie Quesnel, qui a enseigné le français durant plus de 20 ans. D’ailleurs, c’est également le moment où, en faisant revenir l’enfant sur les arguments qu’il connaît déjà et en l’aidant à établir les liens logiques entre eux, on peut parfois mettre un terme acceptable à la négociation ou venir à bout de l’enchaînement des « Pourquoi? ».

Et, pour que l’enfant parvienne à développer tout l’éventail des possibilités associées à l’intelligence émotionnelle, Tina Montreuil souligne l’importance des choix d’accompagnement de l’entourage et, en lieu premier, des parents : « Il faut choisir ce que l’on cible comme réaction, dit-elle. Est-ce que je vais lui apprendre comment bien demander les choses ? Est-ce que je vais lui apprendre comment réagir à un ”non” ? Est-ce que je vais lui apprendre à gérer l’attente de la réponse de maman ? Est-ce que je vais lui apprendre à trouver un compromis pour qu’on se rejoigne au milieu ? Est-ce que je peux lui enseigner à trouver une autre solution ? Ou est-ce que je veux lui enseigner l’intelligence émotionnelle, l’empathie, ou la bonne façon de communiquer un message de négociation ? Ma manière de réagir dépendra beaucoup de ce que je veux lui enseigner. Mais chacune de ces situations offre une occasion d’enseignement. Elle nous amène aussi à développer de nouvelles façons de réagir selon la façon dont il s’oppose à nous. » 

Tout au long de cet accompagnement, les parents se retrouvent aux premières loges pour constater que cette démarche est exigeante pour eux aussi, et que certains enfants se montreront plus habiles que d’autres à choisir les arguments et les gestes qui nous font craquer, tandis que d’autres auront plus de difficulté à renoncer au mode des larmes, des silences inhibés ou des colères. Voilà pourquoi Tina Montreuil insiste sur l’importance d’aller plus loin que la réponse, dans les échanges avec l’enfant, en lui expliquant ce que le moyen de communication qu’il a choisi peut inspirer comme réaction : « Là, on a la possibilité de corriger ses comportements, de lui dire : ”D’un côté, tu me demandes cela, mais de l’autre, tu me lances quelque chose ou tu lances quelque chose dans la maison. Est-ce que tu penses vraiment que je vais avoir envie de te dire oui? ” » 

L’enfant réalise alors peu à peu que, non seulement la négociation lui permet de se rapprocher de ses désirs, mais qu’en traitant la personne avec qui il négocie comme un allié, en prenant en considération son point de vue, il peut faciliter ces liens qui lui sont précieux. Et c’est à partir de ces premiers signes d’une intention de négociation que Tina Montreuil suggère de commencer à impliquer l’enfant dans la recherche d’une solution créative, lorsqu’une limite s’impose : « Cela aide d’avoir une structure parce que cela permet de dire : ”Là, tu ne peux pas avoir de film parce que tu le sais, les films, c’est le vendredi. Tu connais notre règle et elle n’a pas changé. Mais qu’est-ce que tu pourrais faire d’autre pour occuper ton temps? Qu’est-ce que tu pourrais choisir d’autres que la télé? Si je te laisse le choix de trouver quelque chose que tu penses que j’accepterais, qu’est-ce que ça pourrait être?” Ce qui est bien, c’est que là, en tant que parent, je le mets dans une situation qu’il peut gérer ou maîtriser, mais en même temps, je l’amène à réfléchir au fait que ”tu me connais, tu penses à moi, tu sais déjà les choses que je vais refuser. Alors, mets-toi dans mes souliers et dis-moi les choses que tu penses que je pourrais accepter.”» Ce faisant, le parent peut commencer à aider l’enfant à intégrer l’idée que sa liberté s’arrête là où commence celle des autres et que de savoir s’entendre sur un compromis imparfait et préserver les liens vaut parfois mieux que de se battre jusqu’au bout pour obtenir un parfait gain de cause. 

Gagnant-gagnant, avec son enfant 

Outre le fait d’imposer un cadre et des limites, le parent peut aussi ouvrir la porte à la négociation en indiquant aussi aux plus jeunes des contextes où ils pourront faire des choix et maîtriser la situation dans une certaine mesure, sans trop de risque d’être confrontés à un échec, à une décision trop complexe pour eux ou à un refus. Stuart Ian Hammond compare ces situations de soutien à la prise de décision aux premières recettes de cuisine que l’on réalise en famille, où les enfants ne démontrent pas encore beaucoup d’habiletés, de compréhension de la chimie des aliments ou d’anticipation des réactions à la cuisson, mais peuvent déjà faire et enchaîner des gestes qui leur permettront de s’approcher d’objectifs de mieux en mieux définis et de façon de plus en plus autonome, à travers le temps. « Admettons que l’on dise : ”On va aller au Musée des enfants aujourd’hui”, illustre le chercheur. Si l’enfant connaît déjà bien le musée, on peut lui demander : ”Où va-t-on aller en premier et où va-t-on aller en deuxième?” Il a accepté d’aller au musée et je lui propose donc de choisir un ordre pour faire un plan de la visite. On peut dire que cette expérience va peut-être l’aider à réfléchir à ce qu’il veut et à savoir où il veut aller. C’est un type de réflexion qui commence par : ”Moi, je veux faire cela”. Même si les enfants ne sont pas encore capables de dire : ”Je veux faire cela parce que… ”, faire cette expérience est déjà important, afin de commencer à réfléchir à ses propres désirs. » Cette approche est particulièrement recommandée par monsieur Hammond auprès des enfants qui, au contraire des négociateurs aguerris, se montrent plus frileux à l’idée de manifester leur goût ou de revendiquer leurs désirs. 

Une fois l’importance de la reconnaissance des besoins de l’enfant admise, les chercheurs mentionnent aussi que les inévitables refus ou les « C’est assez! » ont un aspect formateur essentiel. À propos de ces moments d’imposition de limites où les parents sentent souvent la culpabilité leur monter à la gorge, Anne-Marie Quesnel assure que le cadre rassurant et aimant de la famille est un lieu privilégié pour qu’un enfant puisse apprendre à gérer les frustrations qui, forcément, apparaîtront en chemin : « Moi, cela m’inquiète toujours un peu quand un adolescent connaît sa première peine d’amour, dit-elle. Un enfant qui n’a jamais été frustré, à qui on n’a jamais dit non, ne voit pas de solutions. C’est très dangereux. Cela ne développe pas sa créativité. Il n’a pas d’autres idées, d’autres solutions. Si ce n’est pas son plan, sa façon de faire, il ne sait plus comment agir. Il est complètement déstabilisé. Il faut donc le frustrer sainement. J’insiste sur le mot « sainement ». Pas pour le plaisir, mais pour l’aider à développer d’autres stratégies : si le plan A ne fonctionne pas, il reste 25 lettres dans l’alphabet. » 

Le simple fait de différer la satisfaction d’une demande, pour qu’une séance de jeu vidéo ou la dégustation d’une tablette de chocolat se fasse à un moment plus opportun ou plus conforme aux règles de la maison, peut aussi contribuer à l’intégration d’une dimension temporelle et à la construction de mécanismes pour être mieux disposé à l’atteinte d’un objectif. Anne-Marie Quesnel insiste aussi sur le fait que le parent n’est pas non plus tenu de tout expliquer : « On doit protéger l’enfant aussi, dans sa naïveté, sans le couver ni tout lui cacher. Il faut qu’il ait un objectif : devenir plus vieux, prendre de l’expérience. Il est normal qu’il se dise ”J’ai hâte d’avoir tel âge parce qu’à ce moment-là, je vais pouvoir faire ou savoir telle chose. ”» 

Et heureusement, ajoute Marc Bigras, plus il devient difficile de détourner l’attention d’une demande ou d’une interrogation intempestive, plus l’enfant devrait être en mesure de tolérer la frustration de devoir s’en tenir à ce qu’il a entendu : « Si cela fait 10 fois qu’il pose la même question et que l’on se retrouve à parler de la poule et de l’œuf, la redirection, ce serait de dire : ”Regarde l’auto jaune qui vient de passer”. Ça fonctionne bien avec un enfant de 3 ans. À 5 ou 6 ans, ce n’est plus nécessaire : on peut dire : ”,Eh bien là, je te l’ai expliqué, c’est comme ça.” L’enfant va se dire qu’il entend cela depuis qu’il vit avec son parent, mais que la vie est belle quand même. Il a l’expérience d’une relation construite. » 

Stuart Ian Hammond propose aussi de répondre au besoin profond de l’enfant d’interagir avec le monde et d’en éprouver les règles en faisant le premier pas, c’est-à-dire en se tournant vers lui et en lui demandant de réfléchir : « Quand on vous explique comment l’électricité fonctionne, ce n’est pas la même chose que de comprendre vous-même son fonctionnement. La description n’est pas suffisante pour les enfants. Cela peut les amener dans la bonne direction, mais l’un des rôles des parents est d’écouter et de reformuler, de refléter l’interrogation de l’enfant, un peu comme un miroir : ?Ah, tu es vraiment intéressé par l’électricité?” On peut souligner cette qualité, parce que c’est difficile pour les enfants, non seulement de comprendre les autres, mais de se comprendre soi-même. » 

Mais, selon Marc Bigras, le parent doit aussi comprendre que les petites victoires de ces négociateurs en herbe deviennent des acquis pour la vie. En effet, l’enfant a besoin d’éprouver ses nouvelles compétences et de sentir que les désirs qu’il tente d’exprimer sont accueillis dans un milieu bienveillant. Et ce chercheur en psychologie rappelle que reconnaître que des besoins distincts de ceux de l’adulte, qui ont leur raison d’être, se cachent derrière les maladresses et les crises, constitue déjà un premier pas vers la conciliation à venir. Ce pas est parfois plus ardu pour le parent, admet Marc Bigras, surtout lorsqu’il reste beaucoup de travail à faire avant d’en arriver à une négociation adéquate : « Les parents vont par exemple penser que les enfants veulent faire un caprice. Et certains parents vont penser que l’enfant qui fait des crises pour obtenir ce qu’il veut le fait simplement pour leur nuire. Il y a beaucoup de parents qui vont dire, quand un enfant fait une crise devant d’autres adultes, ?qu’il a fait ça pour [leur] faire honte.” » 

Tina Montreuil ajoute à ce sujet que, avant d’en arriver à des réponses trop expéditives, à des « oui » de capitulation ou des « non » fermes, l’adulte devrait prendre le temps de se demander si ce qu’il cherche à protéger est sa propre bulle, sa stabilité, son image d’autorité ou ses véritables valeurs : « Il faut aussi que le parent se mette dans cette situation et se demande s’il dit ?non seulement pour maîtriser la situation et si, finalement, il y aurait une conséquence à ce que l’enfant pense qu’il a un contrôle sur le parent. » 

Et ce respect des valeurs et des objectifs à long terme est ce qui, croit Anne-Marie Quesnel, devrait guider le choix des parents dans des moments où ils peuvent céder et même dans la façon de souligner la victoire de leur petit négociateur, tant sur la forme que sur le fond : « On peut expliquer à un enfant que son argument a du sens parce qu’il a respecté telle ou telle chose. On peut lui expliquer les paramètres de la négociation : “Je suis d’accord avec ton idée parce que c’est respectueux, parce que tu as pensé à tout le monde et pas juste à toi. C’est quelque chose que tu veux vraiment et ça fait longtemps que tu le demandes, mais, là, tu l’as demandé très poliment et de façon respectueuse. ” On peut renforcer les bons points. » 

Cette habileté en éveil chez nos charmants petits renards peut être célébrée de bien d’autres façons qu’en acquiesçant sur toute la ligne, puisque, aux dires de Stuart Ian Hammond, le fait de se sentir reconnu et entendu représente souvent un besoin nettement plus important pour ceux-ci que la friandise si ardemment demandée : « On peut dire : ”oui, c’est une solution intéressante, mais maman ou papa ne veut pas X et veut Y”. Je crois que si on leur donne un vrai rôle dans la négociation et qu’il est clair que l’on respecte leur réponse, en disant : ”Merci, tu as vraiment écouté maman, tu as résumé ce que j’ai dit”, les enfants apprécieront. Cet esprit de respect mutuel est peut-être beaucoup plus important pour eux que le fait de ”gagner”. » 

D’ailleurs, outre le besoin d’interagir avec l’immensité du monde, c’est le besoin d’inciter le parent à devenir pour lui un interlocuteur viable que l’enfant poursuit, plus ou moins consciemment. Voilà pourquoi Anne-Marie Quesnel suggère que le modèle de communication que l’on veut offrir à celui qui tente d’attirer notre attention va bien au-delà des mots : « Parce que si l’enfant demande : ”Pourquoi c’est comme ça?”, que l’on continue à s’occuper de ses tâches d’adulte, et que l’enfant continue avec ses pourquoi, ça devient un match de tennis. Il n’y a aucun contact, aucune connexion avec l’enfant. Moi, j’aurais tendance à prendre 30 secondes pour m’asseoir à son niveau, lui répondre, les yeux dans les yeux, pour que ça ”connecte”. » 

Un long parcours vers l'altruisme 

Tina Montreuil constate toutefois que l’avancement de notre société, l’omniprésence des technologies et l’accélération de notre rythme de vie ne semblent pas jouer en faveur de ces compétences: « L’intelligence cognitive, on naît avec. Cela ne s’enseigne pas, explique-t-elle. Mais l’intelligence émotionnelle se développe et, de 1920 à la dernière décennie, l’intelligence émotionnelle, donc le quotient affectif a en général diminué chez les enfants. » En revanche, une simple pause qui révèle que le parent prend le temps de réfléchir à ce qui est demandé et de peser avec l’enfant le pour et le contre, offre la chance à celui-ci de développer sa propre tolérance à un délai : « Ce que je recommande aux parents, ajoute Tina Montreuil, c’est de dire : ?J’ai entendu ta requête. Donne-moi seulement quelques minutes pour y réfléchir.” En même temps, cela développe une espèce de tolérance à l’incertitude chez l’enfant. Il n’est pas certain de ce que je vais répondre, moi, le parent. On sait que les gens qui n’arrivent pas à gérer ou qui sont très intolérants à l’incertitude ont plus de chances d’être vulnérables », précise-t-elle. 

Mais avant d’avoir vécu ses premières interrogations ou négociations ainsi verbalisées, l’enfant a déjà en mémoire plusieurs éléments, intégrés depuis la toute petite enfance, qui lui permettent de présumer que, quoi qu’il arrive, quelque part dans le raisonnement du parent se cache une motivation qui est bonne pour lui. Cette disposition à la confiance des petits négociateurs a déjà trouvé ses racines dans le degré de constance, de stabilité et de cohérence des soins qui sont à la base de la relation d’attachement que l’enfant a établie avec son parent, depuis la naissance : « Si, depuis le début, ils ont confiance en nous, que l’on a toujours répondu à leurs besoins de façon stable, ils finissent par avoir une idée que ce n’est pas grave, qu’ils peuvent attendre, pense Marc Bigras. D’ailleurs, les enfants remarquent que s’ils ne font pas les choses, s’ils ne respectent pas les limites, il y a une conséquence qui peut être grave, par exemple, se blesser. Et là, l’enfant voit que lorsque le parent lui dit : ?Écoute, c’est grave, il faut que tu regardes des deux côtés lorsque tu traverses la rue”, il n’a pas besoin d’avoir été heurté par une voiture pour se rendre compte de ce qu’il faut le faire. » Bien sûr, admet Marc Bigras, cela ne fonctionne pas à tout coup, mais cette base, déjà bien identifiable au 18e mois de vie, et que les réponses cohérentes dans la négociation viendront renforcer jusqu’à l’adolescence, permet déjà d’aspirer à une suite des choses plus facile. 

Cette communication ne passe donc pas seulement par les mots. L’enfant crée son éventail d’outils de négociation à partir d’un amalgame de réactions du parent envers lui, de ce qu’il observe entre les parents, et plus tard, chez les camarades d’école qu’il observe ou qui s’adressent à lui : « Même vers quatre ans, l’enfant va jouer à la maison et peut-être que l’on va avoir des cas de négociation, rapporte Stuart Ian Hammond. On peut voir ce qu’il comprend de tout cela. Il faut dire qu’en psychologie du développement, l’imitation peut nous indiquer un peu le sens, mais ce n’est pas exactement faire la même chose que les autres. L’enfant va peut-être commencer à imiter soit nos mots, soit les phrases que nous utilisons dans la négociation, sans même toujours les comprendre complètement. » 

L’enfant choisira alors les exemples qui semblent rapporter le plus d’avantages. Mais comme les formes de négociation qui apportent le plus de pouvoir à court terme ne sont pas nécessairement les plus respectueuses, les experts sont tous d’accord sur certaines attitudes que les premiers modèles que sont les parents doivent éviter à tout prix devant les enfants. L’escalade des conflits, qui est un générateur d’anxiété de premier ordre pour les enfants et même pour les adolescents, arrive bien sûr en tête de cette liste. Stuart Ian Hammond ajoute l’évitement et le mensonge à cette liste de comportements à proscrire. Pourtant il est loin d’adhérer à la règle que toute négociation parentale doive se passer derrière des portes closes : « Une équipe, ce n’est pas ?tout le monde est d’accord”, c’est ?OK, je préférerais manger du poisson, mais papa a fait du poulet. Je vais respecter son travail et le manger.” On peut exprimer et montrer des choses comme cela, qui indiquent qu’on est une équipe, mais en même temps, que chacun a ses sentiments. Et on peut montrer aux enfants que, dans une négociation, ce n’est pas l’un qui gagne tout et l’autre qui perd complètement. Tout le monde fait des compromis. » 

Pour que le parent puisse devenir un modèle à la hauteur de ses attentes, il existe plusieurs formations proposées par les services communautaires et sociaux, ainsi que des livres qu’il faut savoir ouvrir, et, parfois, fermer. Apprendre à se faire confiance est d’ailleurs un des messages qu’aimerait transmettre Anne-Marie Quesnel, pourtant elle-même auteure de livres pratiques pour les parents : « Je pense que, comme parents, plus on est conscients de l’importance du travail que l’on fait, plus on peut s’adapter. De toute façon, l’humanité a survécu. On ne peut pas toujours être en train de stresser, avec le nez dans un livre, à se demander si ce que l’on fait est correct. Il faut aussi être dans le moment présent. » 

Le parent devra néanmoins accepter qu’il ne puisse pas toujours maîtriser la façon dont le petit chéri se comporte, une fois passée la limite de la cour de la récréation. Mais, assure Marc Bigras, même là, les enfants ne sont pas laissés à eux-mêmes : « S’ils sont dans un mode ?évitement de conflit” ou ?escalade”, il y a un problème. Si l’enfant est à l’école, c’est l’enseignant qui nous informe. Habituellement, les enseignants sont outillés pour gérer les conflits et faciliter la négociation entre les enfants. Cela fait partie de leur tâche. Ils ont quelques cours en éducation qui portent là-dessus. » 

Marc Bigras ne croit toutefois pas qu’un parent ait matière à s’inquiéter pour un enfant ayant tendance à se montrer trop conciliant ou qui est simplement de nature introvertie, mais qui fonctionne bien dans les autres sphères de sa vie. Tina Montreuil indique d’ailleurs qu’à elle seule la difficulté à négocier ne révèle pas forcément une difficulté sur le plan intellectuel ou autre : « On peut expliquer les choses à l’enfant ou les lui présenter de façon graphique, décortiquer ce qui s’est passé et pourquoi. Mais il demeure là-dedans un élément de l’ordre du développement. Il y a des enfants qui vont l’apprendre un peu plus tard. » 

Et même si l’enfant n’est pas encore parvenu à la fine pointe du processus, les parents l’auront discrètement aidé à faire des pas de géants en l’aidant à reconnaître ce à quoi il peut se fier, les besoins profonds auxquels il doit répondre pour être satisfait, les frustrations qu’il se sait en mesure de supporter et ce qu’il est prêt à concéder. Ainsi, ce qu’il percevra de l’autre, qui tente de l’entraîner sur un terrain d’entente, lui semblera moins menaçant : « Celui qui se rend en négociation, c’est d’abord celui qui sait ce qu’il veut, ce qui est important pour lui parce que c’est cela qui doit faire l’objet de la négociation. Il y a des gens qui demandent des choses dont ils n’ont pas besoin. Quand ils l’ont, ils ne sont pas satisfaits. Et quand ils ne l’ont pas, ils ne sont pas satisfaits parce qu’ils ont l’impression qu’ils en avaient besoin. Mais ils ont perdu sur toute la ligne », évoque Marc Bigras. 

Les enfants auront néanmoins le reste de leur vie pour développer leur connaissance des moyens d’aborder un interlocuteur, pour lui donner l’impression d’être écouté, que ce soit par l’expérience, des lectures ou des formations. Être disposé à le faire prépare bien sûr à affronter des milieux professionnels où la nécessité d’oser démontrer sa valeur et d’en arriver à des compromis est sollicitée plus que jamais. Certaines personnalités plus introverties ne deviendront jamais des politiciens vedettes ou des vendeurs du mois pour autant. Mais pour Stuart Ian Hammond et les autres experts que nous avons rencontrés, les véritables enjeux de la négociation vont bien au-delà de ces apparences : « Pour la psychologie morale, la négociation, ce n’est pas seulement une technique, c’est quelque chose de vraiment profond, de fondamental. On peut la relier à la moralité de citoyen démocratique. » 

Les parents prépareront alors ceux qui les suivent, comme a voulu le faire Anne-Marie Quesnel avec ses deux grandes filles pour qu’elles se sentent prêtes à s’ouvrir aux valeurs des autres, sans s’y perdre: « Je leur ai toujours dit qu’il y a des valeurs qu’elles vont garder et d’autres qu’elles vont rejeter… d’autres qu’elles vont ajouter. Leur conjoint va probablement faire la même chose. Cela constituera leur nouveau nous. Nous, les parents, nous avons fait de notre mieux. » 
 

Merci à :

Stuart Ian Hammond, professeur agrégé en psychologie, de la Faculté de sciences sociales de l’Université d’Ottawa (uniweb.uottawa.ca/members/766). 

Marc Bigras, professeur au Département de psychologie, à l’UQAM, spécialisé dans les compétences sociales chez l’enfant (psychologie.uqam.ca/professeur?c=bigras.marc).

Tina Montreuil, directrice du groupe de recherche Childhood Anxiety and Regulation of Emotions Laboratory C.A.R.E. et aide-professeure à l’Université McGill (mcgill.ca/edu-ecp/tina-montreuil).

Anne-Marie Quesnel, coach certifiée en PNL, auteure, conférencière et ancienne enseignante au secondaire durant plus de 20 ans (annemariequesnel.com/), auteure de Parents essoufflés, enseignants épuisés, les répercussions sociales d’une éducation trop permissive, 2013, 177 p. et de Prendre le temps d’être parentsRéussir son rôle dans la vie, 2014, 181 p., tous deux aux Éditions C.A.R.D., Québec.